Steven Heighton

Village fantôme

Le poète et romancier de Kingston Steven Heighton propose avec son 15e livre, Le rossignol t’empêche de dormir, l’un des plus beaux ouvrages traduits du Canada anglais cette année. Une histoire de fantômes plus vrais que nature et d’humains en perte d’humanité.

Le titre du roman de Steven Heighton, Le rossignol t’empêche de dormir, vient d’un poème grec et décrit l’état insomniaque d’un Casque bleu canadien d’origine grecque qui est posté à Chypre.

Au bord de la dépression, Elias Trifannis a une liaison avec une journaliste turque et, à partir de là, dans une île où cohabitent Grecs et Turcs, les choses ne peuvent que mal tourner. Entre les Chypriotes grecs et les Chypriotes turcs, la haine est omniprésente. Un viol et un attentat surviennent dès le début de ce roman psychologique aux allures de thriller politique.

« Je ne pensais pas faire un suspense parce que je suis aussi poète, et mon écriture est plutôt lyrique, pas narrative du tout. Quand je me mets dans la tête d’écrire un roman, par contre, je veux une histoire qui bouge à un rythme plus rapide. »

— Steven Heighton, auteur du roman Le rossignol t’empêche de dormir

« La majorité des gens s’entendent bien à Chypre, mais il y a, des deux côtés, des nationalistes ethniques qui gâchent les choses, explique-t-il. Cela me fait très peur. »

« Je m’intéresse aux lieux abandonnés, poursuit-il, où des gens pourraient toujours habiter. En prenant conscience de l’existence du village chypriote supposément abandonné de Varosha, aux confins des zones grecque, turque et de sécurité supervisée par l’ONU, je me suis dit que ce serait un endroit parfait à ‟repeupler”. Une communauté de réfugiés, de migrants et d’expatriés où moi-même j’aimerais vivre, loin de la vie moderne, des cellulaires et de l’internet. »

En pleine crise linguistique ontarienne, l’écrivain établi à Kingston ne peut d’ailleurs s’empêcher de critiquer le gouvernement de Doug Ford. « Malheureusement, nous avons notre propre petit Trump en Ontario. Je crois que Doug Ford pourrait rallumer la flamme indépendantiste au Québec. Il coupe des droits linguistiques aux Franco-Ontariens parce que c’est populaire auprès des gens qui ont voté pour lui. On doit trouver le moyen de se débarrasser de cet homme. »

Humanisme

Steven Heighton n’a pas voulu écrire un roman polémique. Son propos est empreint d’humanisme, voire d’idéalisme. Le village fantôme de Varosha est officiellement zone interdite, habité de Grecs et situé à deux pas d’un régiment de soldats turcs mené par un officier, Kaya, qui veut tout sauf la guerre. Il va jusqu’à cacher à ses supérieurs l’existence des réfugiés vivant tout près.

« C’est mon personnage préféré dans le livre, avoue Steven Heighton. Je ne voulais pas diaboliser l’une ou l’autre des parties en conflit et, comme moi, il ne voit pas pourquoi la guerre continuerait à Chypre. Je suis de son côté. »

L’écriture de Steven Heighton prend parfois des notes poétiques et philosophiques qui lui permettent d’aborder certains mythes ou concepts plus métaphysiques.

« L’une des frontières définies que je décris dans le livre est celle qui sépare la réalité et le rêve, la vie et la mort. C’est drôle parce que les critiques du Canada anglais n’ont pas compris ça. Ils s’intéressent aux côtés politiques autant qu’à l’aspect psychologique des personnages. »

— Steven Heighton

La prose élégante de l’auteur nous place dans une situation, comme lecteur, où Varosha possède une qualité évanescente. La communauté existe, on peut même y tomber amoureux, mais existe-t-elle vraiment ? Pas aux yeux des autorités, en tout cas.

« On peut voir le village comme un rêve idéaliste, une fabrication de l’esprit, dit-il. Ces habitants sont comme des ombres qui se déplacent la nuit et disparaissent le jour. Pour les Grecs, il n’y a pas de vie après la mort, mais il y a des ombres qui flottent dans une espèce de coma, mais qui peuvent pénétrer les rêves des vivants. Varosha est le rêve d’un monde possible où tout le monde s’entendrait bien. »

Poésie

L’ossature du roman est solide, l’arc dramatique bien tendu, mais Steven Heighton, comme le poète qu’il est, aime bien récrire chaque phrase après un premier jet, pour lui donner couleurs et profondeur.

« Le rythme est déjà créé. Ce que je cherche à faire en retravaillant la phrase, c’est d’améliorer les images évoquées, les métaphores, le style. »

Après 15 publications, Steven Heighton vit de sa plume depuis des années, mais il avoue que la chose devient de plus en plus difficile. Son plus récent recueil de poèmes, The Waking Comes Late, a remporté le Prix du Gouverneur général en 2016. Son prochain livre sera un essai, un récit de migrants qui, visant l’Europe, sont passés par l’île grecque de Lesbos en 2015.

« Suivant mon instinct, j’y suis allé travailler comme bénévole. Je compte raconter cette expérience. Le Canada se trouve loin de la crise des réfugiés. Je crois que c’est le temps de s’y intéresser davantage. »

Le rossignol t’empêche de dormir

Steven Heighton

Traduction de Caroline Lavoie

Mémoire d’encrier

378 pages

EXTRAIT

« Il est curieux de penser qu’un geste, disons une petite pression involontaire sur la gâchette, est aussi irréversible une seconde après avoir eu lieu qu’un jour, une année ou un siècle plus tard. Il est difficile de ne pas croire qu’avec le temps, les gestes posés se solidifient, s’enfoncent plus profondément dans la trame de l’histoire ; les morts ne semblent-ils pas plus morts au fil des ans ? C’est une illusion. Aucun état de fusion momentanée ne sépare un événement de l’instant où il devient permanent. Aucune pénombre, aucune hésitation vers une quantité déterminée. Une nanoseconde après que quelqu’un ait appuyé sur la gâchette, l’accident est consommé, et la victime ne sera pas plus morte qu’elle l’est dès lors. »

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