La famille Bélier

SOUDÉE SERRÉ…

Comment peut-on expliquer le succès phénoménal qu’a obtenu La famille Bélier en France ? Ni Karin Viard, l’une des actrices principales, ni le réalisateur Éric Lartigau ne peuvent vraiment en trouver les raisons. Mais ils sont ravis !

UN DOSSIER DE MARC-ANDRÉ LUSSIER

La famille Bélier

À la rencontre d’un autre monde

Pour camper le rôle de la mère dans une famille de sourds, l’actrice a dû apprendre la langue des signes et emprunter une autre approche du jeu. Bûcheuse, Karin Viard en fut ravie.

PARIS — Karin Viard se souvient très bien de la première fois où elle a entendu parler d’un projet de film intitulé La famille Bélier. Le cinéaste Éric Lartigau, qu’elle connaît, l’a appelée directement pour lui proposer un rôle dans son film.

« J’étais déjà engagée dans une autre production et les dates de tournage du film d’Éric entraient directement en conflit, expliquait-elle récemment lors d’un entretien accordé à La Presse. Comme ça me semblait complètement impossible, je n’ai même pas voulu lire son scénario ! »

Cette rebuffade instantanée a soulevé l’ire de l’agent de l’actrice. Qui, de son côté, suivait le projet de très près depuis un bon moment.

« Mon agent m’a carrément traitée d’idiote ! raconte-t-elle en riant. Il a fait valoir que c’était un super projet, qu’il fallait que j’accepte le rôle. À ses yeux, on pouvait très bien régler les problèmes de dates ensuite. J’ai rappelé Éric en lui disant que je venais de me faire engueuler. Il m’a envoyé le scénario et, bien sûr, j’ai adoré. Ça m’a servi de leçon. Dorénavant, je ne me mêle plus des conflits d’horaire ! »

Il est clair que l’actrice aurait en effet pu s’en mordre les doigts. Depuis sa sortie, à la mi-décembre, La famille Bélier a attiré près de sept millions et demi de spectateurs dans les salles françaises. On frôle ici le phénomène. Sans atteindre les scores historiques de Bienvenue chez les Ch’tis ou d’Intouchables, la comédie d’Éric Lartigau trône néanmoins au sommet du palmarès des films les plus populaires de 2014.

ABSENCE DE PRÉTENTION

Visiblement, le public a été grandement touché là-bas par l’histoire de cette famille de sourds, dont l’équilibre risque d’être brisé à cause des ambitions artistiques de Paula (Louane Emera), la seule « non-sourde » du clan. Pouvant établir des ponts entre la famille et le monde extérieur, l’adolescente, âgée de 16 ans, sert en effet d’interprète indispensable à ses fermiers de parents au quotidien (Karin Viard et François Damiens).

« Il est toujours difficile d’analyser les raisons pour lesquelles un film fonctionne mieux que tel autre, fait remarquer l’actrice. Mais je dirais qu’il y a dans ce film une absence totale de prétention, et qu’il se dégage plutôt une sincérité, une gentillesse, une drôlerie qu’on ne retrouve pas souvent. »

« Quand j’ai vu le film en projection privée pour la toute première fois, je me suis très vite retrouvée dans le rôle d’une spectatrice qui ne connaissait rien de l’histoire d’avance. Quand j’arrive à m’oublier de cette façon, c’est généralement très bon signe ! »

— Karin Viard

Karin Viard était d’autant plus ravie que ce résultat n’était pas particulièrement prévisible au moment du tournage. Les acteurs devaient en effet s’appuyer sur des techniques différentes pour obtenir le résultat escompté.

« Je dirais même que la fabrication du film fut difficile, explique-t-elle. Il a d’abord fallu apprendre et utiliser la langue des signes. Ensuite, il faut aussi apprendre les textes de ses partenaires, car les repères peuvent se perdre très rapidement s’il y a erreur dans les signes. Louane avait un rôle particulièrement compliqué à défendre, parce qu’en plus de nous traduire en langue des signes, elle devait traduire des choses qui ne correspondent pas à ce qu’elle dit ! Comme la grammaire n’est pas la même, elle se retrouve dans la situation où elle ne dit pas la même chose que ce qu’elle fait. Dans un cas comme celui-là, on ne peut pas aborder les trucs de façon très décontractée. Cela demande beaucoup de travail. »

CRÉER DES PONTS

Se définissant elle-même comme une bûcheuse, l’actrice se sentait aussi investie d’une très grande responsabilité.

« J’étais obsédée par l’idée de rendre justice aux sourds, dit-elle. C’est ce qui m’importait le plus. Après, il y a eu toute une catégorie de malentendants qui, par principe, se sont élevés contre le film parce que les acteurs ne sont pas vraiment atteints de surdité. Ils auraient préféré que des acteurs sourds soient embauchés. En revanche, ceux qui veulent créer des ponts entre les deux mondes sont très ouverts, très reconnaissants au film d’exister. Globalement, ils disent que j’ai bien travaillé. Ils reconnaissent à tout le moins l’effort, malgré, parfois, une dextérité déficiente. Ils sentent que je les ai aimés en tout cas. Ce n’est pas si mal ! »

Il y a trois ans, Karin Viard était de la distribution de Polisse. Contre toute attente, le film de Maïwenn a obtenu un véritable succès public.

« Un succès comme celui de La famille Bélier, ça fait plaisir et ça fait du bien, souligne l’actrice. Un film à succès tous les trois ou quatre ans, moi, ça me va. Ça me permet de pouvoir faire des petits films à côté, des films indépendants que j’aime bien, sans trop me marginaliser. Des films comme Week-ends, par exemple, qui abordent des sujets peut-être un peu plus difficiles. Par chance, il y a parfois des thèmes plus durs d’approche qui marchent. Comme dans Polisse. On ne peut jamais prévoir. Avec La famille Bélier, je suis assez vernie. » 

La famille Bélier prend l’affiche le 8 mai.

Les frais de voyage ont été payés par Unifrance.

La famille Bélier

Regard humain

Ses films précédents, notamment Prête-moi ta main et L’homme qui voulait vivre sa vie, se sont avantageusement fait remarquer. Mais Éric Lartigau reconnaît très bien le caractère exceptionnel du succès que connaît La famille Bélier présentement en France. Au cours d’une carrière, un cinéaste remporte très rarement un succès de cette envergure. Sinon jamais.

« Sur le plan personnel, ça ne change pas vraiment ma vie, dit-il au cours d’un entretien accordé plus tôt cette semaine à La Presse. Au sein de la profession, c’est le regard des autres qui change. À moins que j’arrive avec un projet complètement loufoque, j’aurai probablement plus de facilité à monter mon prochain film. C’est comme ça que ça fonctionne. On vous donne un crédit qui ne repose sur rien. Alors, tant mieux si ça rassure les gens ! Mais je reste sur ma ligne. Concrètement, mon approche reste la même. »

Évoluant dans un milieu où il est bien difficile de prévoir l’accueil public qu’obtiendra une œuvre, le cinéaste a forcément du mal à trouver une explication au succès.

« C’est compliqué, dit-il. Pourquoi ce film-là plus qu’un autre ? Cela dit, au moment où nous faisions la tournée des villes de France pour présenter le film en avant-première, on sentait bien la chaleur de l’accueil. D’autant que l’histoire aborde des sujets universels auxquels tout le monde peut s’identifier, que l’on soit dans la position de la jeune fille qui veut s’affranchir pour vivre sa vie, ou dans celle des parents qui doivent couper le cordon. »

Jamais n’aurait-il pu pourtant prévoir un succès de cette ampleur au moment de la fabrication du film.

« À cette étape, je ne suis que dans le travail. Le tournage exige toute ma concentration. On ne pense pas à la suite des choses. Une fois rendu à l’étape du montage, on découvre alors des choses qui nous surprennent agréablement. Comme une addition de choses que nous n’avions pas vraiment remarquées au moment du tournage. »

UN PROCHAIN FILM ATTENDU

Forcément, le prochain film sera très attendu. Plutôt que de se reposer sur son succès, Éric Lartigau compte reprendre le collier très vite. Il s’attellera bientôt à l’écriture d’un scénario en compagnie du coscénariste de La famille Bélier, Thomas Bidegain.

« Comme toujours, ça portera sur les gens, souligne le cinéaste. Parce que c’est ce qui m’intéresse. J’aime voir comment des énergies très différentes peuvent se compléter ou se détruire. J’aime explorer la nature humaine, en fait. »

La famille Bélier

Une polémique

Au moment de la sortie de La famille Bélier en France, certains membres de la communauté des malentendants ont pris le film à partie. Dans le journal britannique The Guardian, la journaliste Rebecca Atkinson s’est faite virulente en dénonçant « une autre insulte cinématographique pour la communauté sourde ». Des représentants de la communauté sourde française ont aussi reproché au film une utilisation approximative de la langue des signes française (qui, comme n’importe quelle langue, diffère d’un pays à l’autre).

En gros, on reproche surtout à Éric Lartigau d’avoir fait appel, à une exception près (Luca Gelberg, le petit frère), à des acteurs non atteints de surdité pour interpréter les rôles principaux du film.

« Par respect pour la communauté des sourds, nous avions la responsabilité d’être irréprochables, commente le cinéaste. Nous n’avons pas ménagé les efforts sur ce plan. Les acteurs ont appris la langue en y consacrant plusieurs mois d’étude. » 

« Des représentants de la communauté sourde étaient constamment avec moi sur le plateau pour me signaler le moindre faux pas. »

— Éric Lartigau

« Un film reste une proposition, poursuit-il. Il ne peut pas plaire à tout le monde. Cela est parfaitement normal. À ceux qui ont fait du bruit, j’ai expliqué les raisons pour lesquelles j’ai choisi des acteurs qui ne sont pas sourds dans la vie. Il s’agit d’un choix artistique. La famille Bélier n’est pas non plus un documentaire. Je leur ai d’ailleurs fait valoir qu’il y avait à l’affiche au même moment Marie Heurtin, un film dont le personnage principal est sourd et aveugle, joué pourtant par une actrice qui ne l’est pas. Or, aucune association d’aveugles n’a protesté. »

— Marc-André Lussier, La Presse

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