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effets réels, fausses prétentions?

Quels composés font danser vos neurones quand vous fumez un joint ? La question intrigue autant les consommateurs que les scientifiques. Une théorie appelée « effet entourage » veut qu’un grand nombre de substances agissent en synergie pour créer un buzz unique à chaque variété de pot. Alors que la Société québécoise du cannabis utilise déjà certaines de ces prétentions pour guider ses clients, les chercheurs tentent d’y voir clair.

Un dossier de Philippe Mercure

Pot différent, effets différents ?

Telle variété pourrait « donner envie d’être en contact avec d’autres personnes ». Une autre pourrait « donner l’impression d’avoir les idées claires ». Une troisième pourrait « augmenter l’envie de participer aux discussions ». S’agit-il d’allégations vérifiées ou de prétentions fumeuses ?

Quand Karine Clément fume du Green Crack, une variété de cannabis qu’elle affectionne, elle sait exactement ce qui l’attend.

« C’est très énergétique. Ça donne envie de faire des activités, de jaser, de brainstormer », dit celle qui est cofondatrice de Hush-Kush, une entreprise spécialisée dans la fabrication d’emballages biodégradables pour le cannabis.

Récemment, la jeune femme a essayé la variété « Helios », du producteur de cannabis québécois Hexo. Et elle a noté des effets diamétralement opposés. « Il m’endort complètement », affirme-t-elle.

Les observations du genre sont courantes chez les consommateurs de cannabis, une situation qui contraste avec l’alcool. Rarement entend-on en effet que le chablis détend alors que le sauvignon blanc donne du pep. Mais avec le pot, l’exercice d’associer des effets précis à chaque variété de cannabis a le vent dans les voiles. Et cela va beaucoup plus loin que de classer l’intensité du pot selon ses taux de THC et de CBD, les deux principaux ingrédients actifs du cannabis.

Dans les États américains qui ont légalisé le pot et où le marketing est plus permissif qu’ici, les producteurs n’hésitent pas à proclamer que tel type de pot « augmente les capacités sportives », qu’un autre « motive l’esprit » ou qu’un autre encore « favorise une bonne nuit de sommeil ».

La Société québécoise du cannabis (SCDC) véhicule aussi certaines de ces prétentions, mais au conditionnel. Dans les descriptions de produits affichées sur son site, vous pourrez ainsi lire que le pot Helios « pourrait donner envie d’être en contact avec d’autres personnes » et que le Tangerine Dream « pourrait donner l’impression d’avoir les idées claires ». La variété Renouer, elle, « pourrait augmenter l’envie de participer aux discussions ».

Le mystérieux « effet entourage »

Cette gamme d’effets aussi différents n’existe-t-elle que dans la tête des fumeurs de pot ? S’agit-il de marketing ? Ou est-elle réelle ? Pour l’instant, bien malin qui peut y voir clair. L’industrie et les aficionados du cannabis ont une théorie pour expliquer leurs thèses : « l’effet entourage ».

L’expression a été proposée par des chercheurs israéliens en 1998. Cette théorie veut que les nombreux composés chimiques du cannabis agissent en synergie et s’influencent les uns les autres. Comme les différentes variétés de cannabis contiennent des molécules différentes à des concentrations variables, leurs effets seraient distincts.

Même si l’hypothèse repose sur peu de données solides, les scientifiques ne la jugent pas nécessairement farfelue. Mohamed Ben Amar, professeur de pharmacologie et de toxicologie à l’Université de Montréal, rappelle qu’on a identifié à ce jour pas moins de 565 composants chimiques dans le cannabis, dont 120 peuvent agir sur le système cannabinoïde du corps. L’alcool, en comparaison, ne contient qu’un ingrédient actif – l’éthanol – qu’on retrouve autant dans la bière et le vin que dans les spiritueux.

« Je suis plus à l’aise de parler d’effet synergique et compensateur que d’effet entourage. Mais je pense bel et bien que c’est la synergie de toutes les substances qui sont dans le cannabis qui module ses effets soit médicaux, soit récréatifs. »

— Mohamed Ben Amar, professeur de pharmacologie et de toxicologie à l’Université de Montréal

L’expert note que plusieurs patients qui consomment du cannabis à des fins médicales disent ressentir de meilleurs effets lorsqu’ils prennent du cannabis complet que des extraits de ses principaux ingrédients actifs (le THC ou le CBD). Notons toutefois qu’aucune étude clinique n’a démontré cela de façon rigoureuse.

« Sans dire que l’effet n’existe pas, je pense qu’il faut être prudent, dit quant à lui Didier Jutras-Aswad, professeur de psychiatrie à l’Université de Montréal. On a fait de l’effet entourage quelque chose de très spécial, de presque mystique – souvent dans un but commercial, il ne faut pas se le cacher. Mais il faut des données pour le démontrer. Et actuellement, ces données sont très limitées. »

Un chercheur en mission

Au fil des ans, en fumant diverses variétés de pot, en analysant leur composition et en notant leurs observations, les consommateurs ont bâti tout un corpus de thèses sur les effets des divers composés du cannabis. Celles-ci ne sont toutefois pas sans contradictions. Le pot Helios qui endort Karine Clément, par exemple, pourrait « augmenter le niveau d’énergie » et « stimuler certaines fonctions cérébrales, telles que la créativité », selon la description qu’en fait la SQDC.

À l’Université Johns Hopkins, à Baltimore, le chercheur Ryan Gregory Vandrey a décidé de vérifier ces théories. Dans son laboratoire, son équipe s’apprête à démarrer une expérience qui devrait donner les premiers indices de la validité – ou non – de l’effet entourage.

Le scientifique donnera des extraits de THC, le principal ingrédient actif du pot, à 20 volontaires. Puis il refera l’expérience en combinant le THC avec du limonène. Cette molécule fait partie des terpènes, les substances qui donnent les arômes au cannabis. Plusieurs chercheurs, souvent liés à l’industrie, prétendent que les terpènes ont un effet sur le cerveau et agissent en synergie avec les cannabinoïdes.

« Pour l’instant, c’est spéculatif. Je pense qu’il est important de faire le travail et de le vérifier », dit Ryan Gregory Vandrey. Son équipe mesurera donc les signes vitaux des participants et scrutera leurs réponses à des questionnaires et à des tests cognitifs après qu’ils auront inhalé du THC seul, du limonène seul et une combinaison des deux molécules.

Ce n’est que la première étape d’un immense travail de débroussaillage qui vise à comprendre quels composés du cannabis font quels effets, seuls ou en combinaisons avec d’autres. Selon M. Vandrey, ces efforts sont particulièrement importants dans le contexte où le cannabis est de plus en plus utilisé à des fins médicales. Il souligne à quel point il est difficile de voir clair dans les mécanismes d’action d’une substance qui compte plus de 500 composés ayant des effets sur plusieurs récepteurs différents répartis un peu partout dans le corps.

« Nous devons déterminer quel composé spécifique aide les gens atteints de douleurs neuropathiques, lequel aide les gens atteints de nausées et de vomissements associés à la chimiothérapie, lequel réduit les spasmes, illustre-t-il. Et nous devons déterminer lesquels conduisent à des effets indésirables. Il y a un grand besoin de comprendre ce que les composés individuels font sur le cerveau et le corps. »

Les descriptions de la SQDC dénoncées

Le professeur Mohamed Ben Amar estime qu’il existe bel et bien un « effet synergique et compensateur » dans le cannabis. Mais de là à dire que telle variété conduit à tels effets, il y a un pas qu’il refuse de franchir. L’expert tempête contre les descriptions des effets possibles des différentes variétés de pot de la SQDC. « J’ai contacté M. [Jean-François] Bergeron, le président de la SQDC, et je lui ai dit qu’il doit faire attention à des prétentions qui ne sont pas documentées. Je lui ai dit qu’il y a des choses erronées qui doivent être corrigées », a-t-il dit à La Presse.

Le psychiatre Didier Jutras-Aswad juge quant à lui la question « délicate ». « Si on veut guider un consommateur dans l’achat d’un produit, il faut commencer quelque part, admet-il. Cela dit, notre capacité à dire ‟tel produit va avoir tels effets” est encore très limitée, alors il faut être prudent. Je pense qu’il faut rapidement informer les utilisateurs sur les taux de THC, de CBD et des autres composants, parce que c’est ça qui devrait guider les utilisateurs. » Le psychiatre rappelle également qu’une substance n’a pas toujours les mêmes effets sur tous les individus.

« Nous sommes partis de descriptions qui nous ont été fournies par nos producteurs et les avons passablement élaguées pour retirer les prétentions qui étaient trop lifestyle ou vaporeuses. Dans tous les cas, elles sont faites au conditionnel, dans le simple but d’aider les consommateurs à s’y retrouver », affirme Fabrice Giguère, porte-parole de la SQDC.

– Philippe Mercure, La Presse

Ce que contient le pot

Pas moins de 565 composés chimiques ont été découverts dans le cannabis. Voici ce qu’on sait de ceux qui pourraient créer le buzz ou soulager les maux.

THC

Si on parvient à démontrer que les effets du cannabis découlent réellement d’un concert entre plusieurs composés, le THC est le chef d’orchestre. De son nom complet delta-9-tétrahydrocannabinol, cette molécule se lie aux récepteurs cannabinoïdes appelés CB1 pour modifier les perceptions et créer une variété d’effets physiques et psychologiques. Plus le pot a une concentration élevée de THC, plus il frappera fort.

CBD

Le cannabidiol, ou CBD, est l’autre composant dont la concentration est indiquée sur les emballages de la Société québécoise du cannabis. Il n’est pas psychoactif et ne gèle pas, mais modifie les récepteurs CB1 de façon à ce que le THC s’y lie moins bien. Le CBD semble tempérer certains des effets les plus aigus du THC, notamment l’anxiété qu’il peut générer. Le CBD suscite aussi un énorme engouement pour son potentiel médical.

Les autres cannabinoïdes

Outre le THC et le CBD, le cannabis contient au moins 120 autres cannabinoïdes, soit des substances qui peuvent se lier aux récepteurs cannabinoïdes du corps. Cannabinol (CBN, à ne pas confondre avec le cannabidiol), cannabigérol (CBG), cannabichromène (CBC), tétrahydrocannabivarin (CBV) : la plupart se trouvent en faible concentration, et le rôle exact qu’ils jouent est encore très mal compris.

Terpènes

Myrcène, linalol, limonène, alpha-pinène, caryphyllène, humulène, alouette : ces molécules donnent les arômes et le goût au cannabis. L’industrie prétend qu’elles ont aussi des effets sur le cerveau et agissent en synergie avec les cannabinoïdes, mais cela reste à démontrer scientifiquement.

Indica contre sativa

Indica et sativa sont les deux grandes sous-espèces de cannabis qui intéressent les consommateurs récréatifs. Dans le milieu, il est généralement véhiculé que les variétés d’indica produisent un effet relaxant, tandis que celles de sativa ont des vertus stimulantes. La Société québécoise du cannabis reprend d’ailleurs ces indications au conditionnel dans ses descriptions de produits.

Le chercheur Ryan Gregory Vandrey, de l’Université Johns Hopkins, a analysé chimiquement des plantes d’indica et de sativa afin d’y voir clair.

« Je n’ai rien vu dans la composition chimique des plantes désignées comme indica ou sativa qui expliquerait qu’elles aient des effets différents. En fait, je n’ai rien vu qui serait unique à l’une ou l’autre souche et qui permettrait de les distinguer du point de vue de la composition chimique », explique le chercheur.

Selon lui, il est possible que ce soit le simple pouvoir de suggestion qui soit responsable de la perception voulant que l’indica soit relaxant et que le sativa soit stimulant. « Il y a un effet bien connu en science qui s’appelle le biais de prévision. Vous dites à quelqu’un qu’il se sentira énergique en consommant une drogue, et c’est comme ça qu’il va se sentir ! » Notons aussi que la plupart des variétés aujourd’hui sur le marché sont des hybrides entre du cannabis sativa et du cannabis indica.

M. Vandrey admet toutefois qu’il n’a pas analysé chacun des 500 composés chimiques des plantes qu’il a étudiées, se concentrant sur les principaux. « Je ne peux pas écarter complètement la possibilité qu’il y ait quelque chose d’unique dans le sativa qui le distingue de l’indica et que nous n’avons pas encore mesuré », dit-il.

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