En apparence, ils étaient heureux : couple dans la mi-quarantaine, enfants sans problèmes, grosse maison au bord d’un lac. Sauf que les démons de Marc, qui s’agitaient sous le vernis de cette vie parfaite, ont tout détruit.
Marc (nom fictif) est un sexolique. Le sexe l’a toujours obsédé : salons de massage, maîtresses, prostituées, danseuses, magazines pornographiques, masturbation compulsive. Sa sexualité était sans fond.
Grand, svelte, épaules carrées. Marc consommait de façon obsessionnelle.
« C’était le symptôme d’un problème plus profond, je n’avais aucune estime de moi, explique-t-il. J’étais un dépendant affectif et un narcissique. Je compensais mon vide intérieur par la dépendance. J’ai beaucoup consommé, le sexe, l’alcool, les drogues.
— Des drogues dures ?
— Non, sinon je serais déjà mort », laisse-t-il tomber d’une voix amère.
Il se tait en fixant ses mains. Ému, il attrape un mouchoir. Il retient ses sanglots. Sa femme Sophie (nom fictif) est à côté de lui. C’est elle qui a insisté pour rencontrer La Presse. Lui hésitait, il avait peur d’être reconnu.
Leur chat, assis de l’autre côté de la porte-fenêtre, fait sa toilette en se léchant les pattes. Dehors, les arbres nus annoncent l’hiver. Concentrés sur leur malheur, Sophie et Marc ne voient rien de tout cela.
Le vide, répète Marc. Un vide qui ressemble à un gouffre.
« J’ai rempli mon vide avec le sexe », dit-il.
Sophie s’énerve. « C’était un vide impossible à remplir. J’avais beau donner, donner, donner, il n’y avait rien qui restait. Marc était une passoire. »
Un long silence plane dans la cuisine, entrecoupé par le bruit sec d’un kleenex qu’on arrache de la boîte.
« Plus tu en fais [du sexe], plus tu en consommes. Tu as honte et à cause de la honte, ton estime de toi est encore plus dans le trou. Tu as besoin de sexe encore et encore parce que le trou est de plus en plus grand. » — Marc
« C’est une noyade intérieure, poursuit Marc.
— Tu nous entraînais dans le tourbillon, réplique Sophie d’un ton coupant. On était tous en train de se noyer.
— Plus tu sombres, plus tu te perds, se justifie Marc. Tu te sens pas bien. Tu as un méchant trou en dedans de toi, un trou sans fond, c’est épeurant. »
Le couvercle est resté sur la marmite pendant 22 ans. Sophie avait des doutes, elle posait des questions, mais Marc se retranchait dans ses mensonges.
« Je mentais à cause de la honte », dit-il.
Sophie pousse un soupir exaspéré.
Un jour, le couvercle a sauté.
Marc n’en pouvait plus, il voyait bien qu’il était en train de tout détruire autour de lui. Il a souvent tenté de tourner le dos au sexe, en vain. « T’arrêtes, tu retombes, les années passent et tu continues. »
Sophie, elle, était en train de « péter au frette ».
« On avait une vie sexuelle de marde, Marc avait des éjaculations de plus en plus précoces et des problèmes érectiles. »
Malgré tout, ils n’en parlaient pas. La chape de plomb écrasait tout.
Un soir, ils décident d’aller au restaurant. Les enfants restent sagement à la maison, l’aîné garde les plus jeunes.
Au milieu du repas, Sophie décide de confronter Marc. Elle n’en peut plus, lui non plus. Il est au bout du rouleau, au bout de ses mensonges. Pour la première fois, Marc accepte d’entrouvrir la porte sur son monde rempli de sexe et de honte.
Sophie tombe de haut, la dégringolade est brutale. Elle pensait que Marc la trompait, qu’il avait des maîtresses, une ou deux, sans plus. Elle découvre les couches de mensonges, les secrets honteux.
Elle doit se battre non pas contre une banale infidélité, mais contre des démons qui tourmentent son mari depuis son plus jeune âge.
Ces révélations ont l’effet d’une « bombe nucléaire doublée d’un tsunami ». Tout vole en éclats. Plus rien ne sera pareil.
***
C’est l’enfance de Marc qui a creusé ce trou qu’il n’arrive pas à remplir. Son père était un maniaco-dépressif qui passait son temps à tromper sa femme. Un homme absent qui voyait peu ses enfants.
Sa mère était froide, toujours un reproche à la bouche. Elle était incapable de gérer sa famille profondément dysfonctionnelle.
« Sa mère nous faisait toujours sentir inadéquats, pas corrects », dit Sophie.
Marc avait un côté destructeur et colérique. Il lançait ses jouets et faisait des trous dans les murs. Il voulait être aimé.
« Aimé et vu », précise-t-il.
Il ne l’a pas été. Son estime de soi en a pris un coup.
C’est là que le vide a commencé à se creuser.
***
Au restaurant, quand Marc entrouvre la porte de son univers caché, la vie de Sophie éclate en mille morceaux. Ses certitudes s’effondrent.
« Tout ce que je me disais, c’est : “Sophie, tombe pas, Sophie, reste debout, Sophie, crie pas, crie pas.” Si j’avais pu le tuer, je l’aurais fait. La force de la rage était à ce point-là. Le choc, l’impuissance, la honte de n’avoir rien vu. Tout a explosé. »
À la maison, elle somme Marc de prendre ses affaires et de partir sur-le-champ. Elle ne veut plus le voir. Les enfants assistent à la scène.
« Votre père m’a trompée pendant 20 ans », leur dit-elle.
« Les enfants nous avaient vu partir au restaurant heureux. Quand on est revenus, c’était la fin du monde », soupire Sophie.
Marc ramasse rapidement quelques affaires, dont son ordinateur. Sophie le lui arrache des mains et le fracasse sur une roche. Pour elle, l’ordinateur, c’était les putes, la pornographie, les démons. Elle ne se souvient pas si elle a crié ou pleuré, elle se rappelle seulement ses mains ensanglantées.
Peu de temps après, ils vendent leur maison au bord du lac, « leur château empoisonné ».
Sophie est en choc post-traumatique. « J’ai perdu 40 lb en trois mois. J’avais l’air d’un chicot. Tu dors plus, tu manges plus, tu fonctionnes plus. Tu obsèdes, tu regardes toute ta vie, il n’y a plus rien de vrai. Tout est entaché par ça. Tu t’es mariée, mais la veille il te trompait, tu étais enceinte, il te trompait, tu venais d’accoucher, il te trompait, tu étais en voyage de noces, il te trompait. Je me retrouvais devant rien. J’avais marié une fraude. Ma vie était une fraude. Tout était faux. Tu ne sais plus qui tu es, tu questionnes tout. Je l’ai traité de trou du cul je ne sais pas combien de fois. C’était extrêmement agressif au début. »
Marc baisse les yeux et accuse le coup. Sophie est intarissable, elle est encore sous le choc même si deux ans se sont écoulés depuis que Marc a déballé ses démons. Il a avoué, mais à petites doses. Le déballage a duré un an.
« À chaque révélation, c’est comme si un élastique me ramenait au fond du trou. J’ai jamais pensé qu’il était dépendant. Le feeling que c’est toi la pas correcte, toi la folle, toi l’obsessive, que t’es pas assez sexy, pas assez belle, que tu fais pas assez bien l’amour, que t’es pas désirable, que t’es jamais assez. Il a eu 22 maîtresses.
— Pas de chiffres, coupe Marc.
— Ben voyons ! Autant d’années, autant de maîtresses ! Plus toutes les putes que t’as croisées dans les bars. Plus toutte ! »
Marc aussi est tombé de haut. Il se voyait comme un homme infidèle, sans plus.
Il décide rapidement de voir une psychologue.
« C’était quoi, ta motivation ? lui demande Sophie.
— Vous retrouver, toi et ma famille. »
Il voit une thérapeute depuis deux ans. Il a fouillé dans son enfance pour « travailler sur la source » du problème. Il a participé à des groupes d’entraide. Sophie consulte de son côté. Ils suivent aussi une thérapie de couple.
En deux ans, ils ont dépensé plus de 25 000 $ en thérapies.
Elles ont fait leur œuvre.
« Je ne suis pas retourné dans les salons de massage, affirme Marc. J’ai des désirs sexuels, mais je n’ai plus de compulsion et je n’ai plus d’intérêt pour la porno. »
Même s’ils ne vivent plus ensemble, ils forment un couple.
« Les gens me disent : “Ben voyons ! Divorce, refais ta vie.” On est séparés à cause du mensonge, de la dépendance, de la trahison et parce que Marc a tout détruit, mais on s’aime encore et c’est pour ça que c’est si difficile. »
« Je l’aime autant que je l’haïs. Cette rage est aussi forte que l’amour. Je vis dans la terreur que ça recommence. »
Le choc et l’amertume sont toujours présents.
« Je lavais ses bobettes pleines de sperme pendant qu’il couchait avec d’autres femmes. Il partait en voyage avec ses maîtresses et il leur achetait des bagues et moi, j’étais celle qui ramassait !
— Vous lui faites de nouveau confiance ?, ai-je demandé.
— Non, pas encore. Ça prend un temps fou à reconstruire. Ma priorité, c’est moi. Je veux bien aller. La confiance, c’est le dernier de mes soucis. »