La Presse en Allemagne

Manger les pâtes d’un inconnu à Berlin

BERLIN, ALLEMAGNE — « À 3,2 km d’ici, quelqu’un offre des fruits séchés et du jus de cerise, dit Martin Schott, un étudiant en génie mécanique, en consultant son téléphone intelligent. J’ai trouvé mieux : des pâtes gratinées !, s’exclame-t-il. L’application va m’indiquer l’itinéraire à suivre pour m’y rendre. »

L’application dont parle ce jeune Berlinois, c’est celle de Foodsharing, un organisme à but non lucratif fondé à Cologne en juin 2012. Comme son nom l’indique, elle permet de partager des aliments – denrées achetées en trop ou restes de table – avec des inconnus, gratuitement.

« Le jour avant de partir en vacances, votre frigo est à moitié rempli, illustre Valentin Thurn, réalisateur de documentaires et fondateur de Foodsharing. Après une fête, vous vous retrouvez avec plein de nourriture. » Au lieu de jeter le tout en culpabilisant, vous vous créez gratuitement un profil sur Foodsharing.de et vous annoncez ce que vous avez à offrir. D’autres répondent que ça les intéresse. Vous les rencontrez (chez vous ou dans un lieu public) pour leur donner vos victuailles.

« Rapidement, le site a très bien fonctionné », dit M. Thurn dans un excellent français. Lancé en décembre 2012, il a reçu 1 million de visiteurs au cours de sa première année, en Allemagne seulement. En date de la semaine dernière, 11 282 dons d’aliments avaient été comptabilisés par Foodsharing.

OUTREPASSER LE FACTEUR « BEURK »

Le concept est né après que M. Thurn eut réalisé le film Taste the Waste, sur le gaspillage d’aliments des champs à l’assiette. « Dans nos poubelles, on retrouve 10 % d’aliments parfaitement comestibles achetés en trop, souligne le documentariste. Des jeunes de notre équipe se sont dit : l’économie de partage existe, alors pourquoi ne pas partager les aliments ? »

À New York, San Francisco et Londres, d’autres early adopters « outrepassent le facteur beurk » et échangent de la nourriture sur diverses plateformes, rapportait récemment le quotidien britannique The Guardian. Foodsharing a ouvert des sites en Suisse et en Autriche.

« C’est sûr que ce qu’on met dans notre assiette est de l’ordre de l’intime, alors partager les restants ou en bénéficier ne va pas de soi, observe Christine Thoër, professeure au département de communication sociale et publique de l’UQAM. Mais ce type de pratiques de dons existe déjà pour d’autres objets. Sur les sites Kijiji ou Craigslist, on voit des individus qui donnent des meubles ou qui proposent des pratiques de troc de services. On pourrait donc imaginer que ça se fasse aussi sur le plan alimentaire. » Après avoir dormi dans le lit d’un inconnu grâce à Airbnb, pourquoi ne pas petit-déjeuner avec la moitié de la baguette de son voisin ?

DONNE JUSTE CE QUE TU MANGERAIS

Il y a évidemment un code de conduite à suivre. « La première règle, c’est : donne seulement ce que tu mangerais toi-même », dit M. Thurn. Poisson, viande, œufs crus ou mets cuisinés ne peuvent être échangés que si la chaîne de froid est préservée.

Foodsharing a consulté avocats et autorités sanitaires pour élaborer un concept légal. « Notre structure fait en sorte que la responsabilité est sur les personnes qui distribuent les aliments », précise le documentariste. Des utilisateurs se sont plaints de croiser des gens en retard ou impolis. « Mais nous n’avons jamais reçu de plaintes sur la qualité des aliments », souligne-t-il. À ce jour, la qualité est globalement évaluée à 4,93 sur 5 par les utilisateurs de Foodsharing.

Tout doit être gratuit. « On évite que des gens veuillent vendre des restes qui ne sont pas vraiment bons, explique M. Thurn. Je crois aussi qu’il faut redonner aux aliments une valeur idéale. Dans les villages, s’il y a un surplus, les gens le donnent aux voisins. C’est normal. Ça s’est un peu perdu dans les grandes villes. »

RELUQUER LES INVENDUS DES COMMERCES

Des utilisateurs ont voulu aller plus loin, en récupérant les surplus des marchés publics, épiceries, boulangeries, etc. « Ils ont ouvert un autre site, Lebensmittelretten, ce qui veut dire "sauver des aliments", indique M. Thurn. Environ 7000 militants vont dans les supermarchés 2 ou 3 fois par semaine pour récupérer de la nourriture. »

N’y a-t-il pas déjà les banques alimentaires qui s’en chargent ? « Nous sommes complémentaires, estime le documentariste. Nous pouvons nous déplacer pour de petites quantités, à vélo par exemple, ou le samedi quand elles n’y vont pas. On leur laisse la priorité. » Des gens « pas riches du tout » préfèrent d’ailleurs les initiatives de M. Thurn, où ils se sentent moins stigmatisés.

L’objectif commun des deux sites ? « Ce n’est pas de sauver des kilos de nourriture, répond le documentariste. C’est surtout de faire bouger la mentalité des gens. Pas seulement ceux qui sauvent, mais aussi ceux qui donnent, notamment dans les commerces. C’est vrai que ça serait mieux de simplement produire moins, mais c’est un processus qui nécessite un peu de temps. Juste les boulangeries, elles ont chaque jour 20 % de surplus. C’est une quantité tellement énorme de pain qu’on n’a pas assez de pauvres pour la manger. »

Reste à faire voyager ces idées. « On a des demandes de 40 pays dans le monde, surtout des pays en crise, mais pas seulement, dit M. Thurn. On compte relancer le site en décembre avec des logiciels libres. Tout le monde pourra alors l’utiliser dans son pays. »

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