La Presse en Allemagne

Une soirée avec les « sauveteurs d’aliments »

VENDREDI, 17 H 15

Malgré le temps frais, les Berlinois tout juste sortis du boulot sont nombreux à s’arrêter au marché turc de Maybachufer. Des étals de fruits, de légumes, de tissus et de falafels se succèdent le long d’un joli canal bordé d’arbres aux feuilles rouges et jaunes, dans Kreuzberg, quartier populaire de la capitale allemande. C’est là que Martin Schott, de l’organisme à but non lucratif Foodsharing, a donné rendez-vous à La Presse – et à d’autres « sauveteurs d’aliments ». « Je viens ici tous les vendredis depuis septembre de l’an dernier, dit en allemand Elke Aubron, venue avec son vélo pour l’aider à transporter sa récolte. Ma retraite n’est pas suffisante, alors quand j’ai entendu parler des sauveteurs d’aliments, j’ai voulu participer. And it’s lovely », ajoute-t-elle en anglais.

17 H 25 

Six glaneurs aux âges et profils différents sont arrivés. C’est le départ. « Nous avons quelques règles à suivre : être poli, ne pas être saoul, ni en retard », énumère M. Schott, la jeune vingtaine, tandis que nous nous faufilons à l’arrière des kiosques. Un premier marchand tend une caisse de figues plus très fraîches, avant de vite retourner à son commerce. Les sauveteurs d’aliments trient les fruits, mettant ceux qui ont encore bonne mine dans des sacs qu’ils ont pris soin d’apporter. Entre un quart et un tiers de la nourriture produite chaque année est jetée, estime un rapport de la Banque mondiale paru en février. « Or, 800 millions de personnes souffrent de faim dans le monde, rappelle M. Schott. Il faut faire quelque chose. » Un de ses collègues a récupéré quatre pommes à peine « poquées », d’autres sont tombés sur de gros bacs de laitues et des aubergines. La récolte est mince, l’achalandage est trop important pour que les marchands plient déjà bagage.

17 H 40 

Pause. Les victuailles sont déposées sur un trottoir, un peu à l’écart du marché public. « Je participe au sauvetage d’aliments parce que je suis contre le système capitaliste, explique Chris Herrmann, une sympathique blonde coiffée de dreadlocks. Jeter de la nourriture encore saine, ça n’a aucun sens pour moi. » La jeune femme n’achète plus ni fruits, ni légumes, ni pain : elle cuisine ce qu’on lui donne, préparant de grosses bouffes entre amis. « C’est aussi une activité sociale, le sauvetage d’aliments », fait-elle valoir.

17 H 50 

Deuxième tournée des étals. « C’est important d’avoir de bonnes relations avec les marchands, dit M. Schott. D’être là quand on a dit qu’on y serait, pour ne pas qu’ils mettent des aliments de côté pour nous en vain. » Que pensent les commerçants de ces drôles de clients qui reluquent leurs poubelles ? « Beaucoup de gens sont très pauvres, affirme un vendeur de fruits et légumes. Mme Merkel [ la chancelière allemande, NDLR] donne à la Grèce au lieu de s’occuper d’eux. » Une boulangère est plus philosophe. « Tous nos pains sont faits à la main, dit-elle. Pour nos boulangers, il est important qu’ils soient mangés. Ça nous brise le cœur de les jeter. C’est pour ça qu’on appuie les projets alternatifs ; c’est important de développer une autre relation à la nourriture. »

18 H 20

La noirceur s’installe, les marchands remballent leur matériel. Un air d’accordéon, joué sur la terrasse d’un chic restaurant adjacent, égaie le partage final des aliments entre les sauveteurs. Les surplus – quand il y en a – sont offerts à diverses causes, parfois après avoir été cuisinés par les glaneurs. « On les donne à des réfugiés qui squattent une école, à des itinérants », illustre Karin Jrmer, une participante. « Bio brot ! », crie joyeusement Mme Herrmann, en débarquant les bras chargés de pain bio – brot, pain en allemand. Le pain remet un sourire aux lèvres des glaneurs. Contents de la soirée ? « On est toujours contents, on ne paie rien et on sauve », répond Mme Aubron. « En réalité, observe M. Schott, notre objectif, c’est de devenir inutiles, ce qui voudra dire qu’il n’y a plus de gaspillage. »

BRUNCH GRATUIT

« Tous les dimanches, à 15 h 30, on se réunit pour un énorme brunch dans une galerie de Berlin, dit Tim Frumert, étudiant en pédagogie et participant au Foodsaving. Les gens emportent les restes des brunchs de plusieurs restaurants. J’ai vu arriver 60 seaux plein de nourriture fraîche ! C’est vraiment sympa. On y va pour socialiser, ce n’est pas dans l’esprit "All you can eat". Vous devriez venir », lance-t-il à La Presse. Malheureusement, il fallait rentrer à Montréal. Merci pour l’invitation !

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