Marathon / New York

Les raisons d’une domination

Depuis 2010, les coureurs et coureuses kényans ont remporté un total combiné de neuf victoires lors du célèbre marathon de New York, dont la 47e édition a lieu ce matin. Professeur aux départements de kinésiologie et de chirurgie de l’Université de Montréal, François Prince s’est rendu plusieurs fois dans le berceau kényan pour y trouver des explications à cette domination.

Les conditions d’entraînement

C’est dans la vallée du Rift, une région située au nord-ouest de la capitale Nairobi, que se trouve la plus grande concentration de coureurs au Kenya. Pour les athlètes natifs de cette région, comme pour ceux de l’extérieur qui s’y entraînent, les avantages sont multiples. « La vallée du Rift se trouve à 2000 mètres d’altitude. Ça leur permet d’avoir des adaptations physiologiques au niveau des vaisseaux sanguins et une augmentation de la VO2, précise le professeur Prince, qui a même organisé un symposium sur place. Ça leur donne un avantage quand ils reviennent courir au niveau de la mer. » Les centres d’entraînement foisonnent, notamment dans la ville d’Iten, où plusieurs entreprises organisent des stages pour une clientèle étrangère. « La vallée du Rift est un site enchanteur et féérique. Il y a un sentiment et une atmosphère particuliers : l’odeur de la poussière, la terre rouge, les arbres, les eucalyptus, décrit le professeur. D’ailleurs, ils ne s’entraînent jamais sur l’asphalte ou sur le ciment, mais plutôt sur les sentiers et la terre battue, ce qui réduit les blessures articulaires. » C’est aussi dans cette région que s’était installé le frère Colm O’Connell, missionnaire irlandais devenu, au fil des années, l’entraîneur de nombreux champions kényans.

Une vie de moine

Les athlètes kényans s’astreignent à un programme bien défini et ne laissant place à aucune distraction. Leur journée s’égrène au rythme de deux ou trois entraînements, dont un avant même que le soleil ne se lève. « Par rapport aux Nord-Américains et aux Européens, ils s’entraînent de façon extraordinaire au niveau du nombre d’heures. Ils se reposent aussi de façon extrême, précise Prince. Même au niveau régional, ils ne font que s’entraîner et ne travaillent pas, ou très peu, à l’extérieur. Ils se consacrent totalement à ça. » Ce style de vie n’est d’ailleurs pas réservé aux athlètes régionaux ou en début de carrière. Les champions du monde, les champions olympiques et les vainqueurs de grands marathons n’y dérogent jamais. « Ce ne sont pas des gens qui, comme ici, vont s’expatrier pour avoir de meilleures conditions. Ils retournent chez eux chaque fois. Eliud Kipchoge, qui a couru la distance du marathon en 2 heures et 26 secondes, s’entraîne encore dans la vallée du Rift. »

Cette simplicité se retrouve aussi dans l’alimentation avec l’ugali, un plat à base de farine de maïs cuite dans l’eau, en guise de pilier.

La technique

Combien de fois les médias ont-ils relayé l’histoire de Kényans qui doivent parcourir de longues distances quotidiennement pour se rendre à l’école ? C’est encore le cas dans de nombreuses régions du pays. « La majorité des jeunes ont ce bagage d’entraînement. Ils vont à l’école à pied et, quand tu fais 5, 10 ou 12 kilomètres et que ça ne va pas assez vite, ils se mettent à courir. Ils ont ce bagage acquis d’entraînement et d’endurance qui est assez remarquable », précise M. Prince. En courant sans chaussures ou avec des semelles très minces, ils développent aussi une technique leur permettant d’attaquer le sol avec l’avant-pied. Cela permet au squelette d’absorber les chocs plus facilement. « J’avais l’idée préconçue que les Kényans étaient tous des coureurs fluides, peu importe le niveau. Mais ce n’est pas le cas. Ils ne naissent pas coureurs de haut niveau, ils le deviennent, poursuit M. Prince, qui a étudié ces athlètes pendant plusieurs semaines. J’ai vu des jeunes qui avaient des techniques de course exécrables. C’est à force de courir, et avec les kilomètres, que leur corps apprend à être le plus efficace possible. »

L’ascension sociale

Dans un pays où les poches de pauvreté restent importantes, surtout dans les zones rurales, la course à pied est l’un des bons moyens pour tenter d’améliorer son sort. « C’est même la raison majeure qui explique le nombre de coureurs aux niveaux régional, provincial et national », convient M. Prince. La compétition est féroce, mais le schéma est simple : courir, obtenir de bons résultats et se faire remarquer auprès d’un entraîneur ou d’un commanditaire. « Ils vont ensuite les envoyer à l’étranger pour faire des courses avec de l’argent à la clé. Ce sont des sous qui représentent beaucoup pour eux. C’est de l’argent non seulement pour leur famille, mais pour toute leur communauté », précise-t-il. La notion communautaire est d’ailleurs la base de la culture kényane. Au quotidien, l’entraide y est continue, peu importe le niveau où se retrouvent les athlètes. « Ils ne vont pas passer des remarques négatives ni sur leur entraîneur ni sur leurs collègues. Ils ne sont jamais en compétition les uns avec les autres. Par contre, quand ils arrivent sur la piste, ils courent ensemble, mais à la fin, que le meilleur gagne. C’est ce travail de groupe que j’aimerais amener chez nos athlètes québécois et canadiens. »

Le dopage

Difficile de ne pas aborder le sujet. Au cours des cinq dernières années, plus d’une quarantaine d’athlètes kényans se sont fait pincer dans le cadre de tests antidopage. Par exemple, Jemima Sumgong, gagnante du marathon olympique de 2016, a subi un contrôle positif à l’érythropoïétine (EPO), en avril dernier. « Lors du séminaire, on a eu le témoignage d’un entraîneur italien qui disait aux Kényans : “Vous n’avez pas à toucher à quoi que ce soit. Vous êtes déjà talentueux et vous avez un entraînement de qualité.” Par contre, je dois dire que, même au niveau régional, des athlètes nous ont sollicités en nous demandant si on avait quelque chose pour les aider à être meilleurs. » Ces cas de dopage ont quelque peu terni le mythe kényan et forcé les autorités à les traiter, dorénavant, comme une infraction pénale. « C’est vraiment triste et dommage que cela arrive, parce que le Kenya avait auparavant une très bonne réputation, avait déclaré David Rudisha, grand spécialiste du 800 m, en 2016 […] Parce que ces jeunes athlètes veulent à tout prix faire de l’argent, gagner des courses, ils finissent par faire les idiots et prendre ce type de drogues. »

Un peuple de coureurs

Même s’il ne représente que 12 % de la population kényane, le peuple kalenji domine largement les courses de demi-fond et de fond à l’international. Bien des spécialistes ont tenté de trouver une explication génétique à cette domination, sans toutefois en arriver à un consensus. « Ils ont une morphologie qui est assez particulière et qui est adaptée à la course. Ils sont longilignes et ils ont peu de masse musculaire dans les membres inférieurs. Ils sont d’autant plus légers, précise M. Prince. C’est quelque chose que je vais étudier en mars prochain. Je veux comparer leur morphologie et la disposition de la masse musculaire et osseuse par rapport aux coureurs nord-américains. » Le professeur espère, par ailleurs, qu’un colloque sur les athlètes kényans soit organisé dans le cadre du marathon de Montréal, l’an prochain.

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