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Opinion : Éducation

Monsieur le ministre, j’ai triché…

Je suis friand d’émissions de cuisine. Elles m’apprennent plein de choses. Il y a quelques années, elles m’ont appris qu’un de mes anciens élèves était propriétaire d’une petite boucherie de quartier. J’étais heureux de revoir à la télé, après tout ce temps, sa bouille sympathique. Et quel enseignant au fond ne tire pas un peu de fierté des accomplissements de ceux qui ont été ses élèves ? Mais ne vous trompez pas, je n’enseigne pas la boucherie, ma carrière d’éducateur et d’enseignant je l’ai passée avec des jeunes en difficulté.

Revenons en arrière de 25 ans ou presque. Steve (ce n’est pas son vrai nom) avait 17 ans et avait d’importantes difficultés d’apprentissage, principalement en mathématique. Jamais depuis son entrée au secondaire cinq ans auparavant, il n’avait fréquenté une classe régulière. Il souhaitait s’inscrire en formation professionnelle pour devenir boucher. Pour y arriver, il devait obligatoirement réussir ses trois matières de base de 3e secondaire : français, anglais et mathématiques. Je savais qu’en français, il pouvait y arriver, qu’en anglais ses chances étaient excellentes mais qu’en mathématiques, malgré ses efforts, les miens et l’appui de ses parents, le pronostic était très sombre.

À la fin de l’année, au moment du bilan final, au moment de remettre mes notes, d’insérer la disquette et d’appuyer sur le bouton « entrée », la situation était bien fidèle à mes prévisions : courte réussite en français, succès en anglais et retentissant échec en mathématiques.

C’est alors, monsieur le ministre, que j’ai étiré au-delà de la limite le sens à donner au jugement de maîtrise que doit poser un professionnel.

J’ai jugé, sans pression autre que celle que je m’imposais, sans en parler à qui que ce soit, que pour exercer le métier auquel il aspirait, Steve n’avait pas vraiment besoin de certains des contenus pourtant obligatoires du programme de mathématiques de 3secondaire. Je me suis dit que pour réaliser ses ambitions, il n’avait pas besoin de simplifier des équations, d’isoler des variables, de calculer l’aire ou le volume de solides, qu’il n’aurait besoin que de bonnes bases en arithmétique, ce qu’il possédait.

Une ambition légitime

Je lui ai finalement accordé la note de passage et même un peu plus. J’ai triché parce que je savais qu’il ferait un bon boucher, dévoué, sympathique, apprécié des clients. J’ai triché parce que le monde, moi le premier, apprécie les bons bouchers. J’ai triché parce qu’on ne peut pas impunément piétiner une ambition simple, légitime et réaliste, un rêve aussi raisonnable. Il y avait une part de risque que j’ai assumée dans l’exercice de mon jugement.

Je ne sais toujours pas, 25 ans plus tard, si à ce moment j’ai agi en professionnel ou tout simplement en bon père de famille. Mais je sais, en tout respect, monsieur le ministre, et malgré votre directive concernant l’intégrité du processus d’évaluation des apprentissages, que je referais la même chose aujourd’hui, dans les mêmes circonstances.

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