Chronique

La « libre entreprise » du taxi

Aux chauffeurs de taxi qui risquent de perdre les économies d’une vie, François Legault a une réponse : « Quand on est en affaires, on prend des risques. »

Ainsi va la libre entreprise : il y a des gagnants, il y a des perdants, et ce n’est pas au gouvernement de financer les « losers », n’est-ce pas ? Le marché récompense les bonnes idées, la prise de risques bien calculés, parfois la chance. C’est la vie…

M. Legault, lui-même fier de son passé d’homme d’affaires, en connaît un rayon sur la question. Il a été administrateur d’Air Transat à la fondation, en a reçu des actions, est sorti au bon moment et a encaissé quelques millions.

Qu’a-t-il risqué au juste, je ne le sais pas. Tant mieux pour lui !

Mais d’aller servir une leçon d’entrepreneuriat à des chauffeurs qui ont dû travailler 60, 70 heures par semaine ou plus pour être le patron de leur propre taxi, c’est légèrement effronté…

Ces gens-là ne sont pas seulement les victimes d’un choc technologique, comme les vendeurs de disques ou les éleveurs de chevaux. Ils subissent aussi les choix législatifs.

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C’est vrai, les premiers permis de taxi ont été donnés par le gouvernement pour limiter le nombre de voitures sur le marché. Vrai aussi, au fil des ans, ces permis ont pris plus ou moins de valeur. Plusieurs se sont enrichis en les revendant.

Maintenant que la technologie vient de rendre caduc le modèle traditionnel du taxi, ces permis ont de moins en moins de valeur. Et avec la déréglementation totale que vient de proposer le gouvernement Legault, ils ne vaudront plus rien bientôt.

Vrai aussi, les Québécois ne peuvent pas payer des milliards pour rembourser toutes les pertes. Ceux qui sont chauffeurs actuellement pourront continuer de l’être, avec un avantage sur les nouveaux arrivants dans le marché. Mais c’est une bien maigre consolation économique.

Peut-être qu’ils auraient dû acheter une vache à la place d’un taxi : M. Legault est bien soucieux qu’on dédommage les producteurs de lait pour les aléas de la mondialisation…

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Que le modèle traditionnel soit mort, tout le monde en convient à peu près. Le débat n’est pas entre les traditionalistes et les modernistes.

Depuis l’arrivée d’Uber et des autres dans le marché, le débat porte uniquement sur un truc : l’équité.

Et c’est là que le projet de loi caquiste est injuste. Il récompense des années de concurrence déloyale d’une multinationale qui est arrivée par la porte sympathique de « l’économie de partage » pour s’implanter sans gêne dans l’évasion fiscale.

La question a toujours été et demeure : sous quel prétexte cette société étrangère jouit-elle d’un statut juridique allégé ?

Les libéraux ont mis des mois et des années à se réveiller et à imposer un projet-pilote un peu restrictif aux Uber de ce monde.

Le gouvernement Legault, lui, décide carrément de tout ouvrir à Uber – et aux autres. Ça va permettre de créer des sociétés québécoises à haute valeur techno, peut-être de relancer Téo, va savoir… Bien hâte de voir comment on tiendra tête à Uber et à Lyft, mais enfin, c’est possible.

Question : puisqu’ils entrent dans un marché jusqu’ici fermé, pourquoi ces nouveaux acteurs ne devraient-ils pas payer de plus fortes compensations ?

Autrement dit, pour assurer une transition dans le nouvel environnement du transport de personnes, comment se fait-il que ce ne soit que le gouvernement (nous) et, surtout, les chauffeurs qui épongent les pertes ?

C’est un peu une blague de les comparer à des hommes d’affaires. Ce sont des travailleurs autonomes, souvent de nouveaux arrivants, des gens qui travaillent fort, et qu’on devrait écouter au lieu de les écraser brutalement et sans avertissement comme des vauriens sous prétexte de changer de siècle.

Encourager l’innovation, c’est une belle et bonne chose pour un gouvernement. Accompagner, aider les gens qui en souffrent, et faire contribuer les gagnants, c’est aussi le rôle d’un gouvernement « moderne ». Essayer de rendre tout ça un peu plus juste…

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