CHRONIQUE

Chris et ses triplées

Il y a 25 ans, notre chroniqueuse a participé au programme Jeunesse Canada Monde, aux côtés d’autres jeunes de tous les coins du pays, à l’image de la diversité canadienne. À l’occasion de la campagne électorale fédérale, elle a retrouvé quelques-uns de ses anciens compagnons de route pour voir comment leur vision du monde avait changé.

OTTAWA — Ce matin-là, Chris était allé courir avec son père sans se douter que rien ne serait plus jamais pareil au retour.

Il avait oublié son téléphone à la maison. Et ce qui devait arriver arriva : à presque 34 semaines de grossesse, quelques jours avant la date prévue de sa césarienne, sa femme Ira, enceinte de triplées, a perdu ses eaux.

Incapable de joindre Chris, elle a appelé un taxi. En route vers l’hôpital d’Ottawa, lorsque le chauffeur a entendu la mère dire au téléphone « Je suis sur le point d’accoucher de triplés », il est devenu blême. Mais pas autant que Chris qui s’est pointé dans la salle d’accouchement en vêtements de course. Le marathon de sa vie ne faisait que commencer.

Gabriela est née la première. Deux minutes plus tard, c’était le tour d’Amaia, suivie de peu par Mariana.

« Moi, j’étais en bas du ventre de maman ! », lance fièrement Gabriela, 3 ans, en entendant son père raconter ce jour où ses sœurs et elle ont changé du tout au tout la vie de leurs parents.

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On ne s’était pas vus depuis 25 ans. À 20 ans, Christopher Berzins et moi faisions partie du même programme de Jeunesse Canada Monde qui nous avait amenés à passer trois mois et demi en Nouvelle-Écosse et trois mois et demi en Égypte.

À l’époque, Jean Chrétien venait d’être élu premier ministre. Hosni Moubarak régnait de façon dictatoriale sur l’Égypte. Il n’y avait eu ni Printemps arabe ni printemps érable. Je m’habillais en noir et j’écoutais The Cure et Noir Désir en boucle dans mon Walkman Sony sport. L’internet était un truc avant-gardiste méconnu – Chris était le seul de notre groupe à avoir une adresse courriel. De l’Égypte, j’avais envoyé des lettres manuscrites à mes proches. Avec la poste égyptienne, ce n’était pas exactement la haute vitesse : certaines lettres sont arrivées à Montréal bien après moi.

Je ne connaissais pas grand-chose du ROC ni de l’Égypte. Une amie m’avait parlé avec enthousiasme de son aventure avec Jeunesse Canada Monde au Pakistan. J’ai eu envie de tenter ma chance. J’ai posé ma candidature, passé un long processus de sélection. Je me voyais déjà en Inde, mon premier choix dans la liste des pays. En entrevue, après les traditionnelles questions sur mes motivations, mes qualités et mes défauts, on m’a demandé ce qui, selon moi, ne faisait pas de moi la candidate idéale pour ce programme. J’ai répondu de façon un peu trop franche, en me rappelant l’année où ma mère m’avait forcée à aller dans les scouts : « Je n’aime pas la vie de groupe. » Peut-être pas la meilleure chose à dire pour être admise dans un programme qui vous oblige à vivre sept mois en groupe…

Je n’ai évidemment pas été choisie. Mon absence d’instinct grégaire avouée au grand jour m’a envoyée directement sur la liste d’attente. Puis, un jour d’automne, on m’a appelée. Une place venait de se libérer.

Et si j’ai eu la confirmation au bout de sept mois que la vie de groupe, ce n’était vraiment pas pour moi, j’ai aussi compris que le voyage pouvait être la meilleure université qui soit.

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Vingt-cinq ans ont passé, donc. Le monde a changé. Nos vies, aussi. On s’était complètement perdus de vue jusqu’à ce que Facebook, à qui on ne peut rien cacher, me dise : « Vous connaissez peut-être Chris… »

En reportage en Égypte en 2011, au lendemain du Printemps arabe qui a vite cédé la place à un nouvel hiver, j’avais revu Richard, l’homologue égyptien de Chris, qui vit toujours au Caire. Mais je n’avais jamais revu Chris, qui a étudié et travaillé à l’étranger avant de revenir s’établir à Ottawa.

Dans son salon aux airs de garderie avec trois petites de 3 ans trop heureuses de retrouver leur père après sa journée de travail, je n’ai pas eu besoin de lui demander : « Quoi de neuf ? » La réponse était aussi évidente qu’étourdissante.

« Papa, c’est qui, elle ? Papa, tu me lis une histoire ? Papa, je veux une collation ! » C’est tout juste si elles ne m’ont pas dit : « Tasse-toi, la journaliste. C’est notre papa ! »

« Ce qui a changé, c’est que, de toute évidence, je vois désormais la vie à travers les yeux de mes enfants. »

— Christopher Berzins

Aujourd’hui, Chris mène une carrière de fonctionnaire et de diplomate. Il a tout un parcours. Titulaire d’un doctorat de la London School of Economics and Political Science, il a travaillé à Londres, Kaboul, Washington et Ottawa. Mais j’avoue que rien ne m’impressionne plus que ce job à temps plein qui ne figure pas dans son CV, ni dans celui de sa femme avocate : parent de triplées.

Comment vous faites pour la conciliation travail-triplées ? « On s’habitue à être dans un état permanent de fatigue ! On n’y arriverait pas sans l’aide de la famille. Ne serait-ce que pour pouvoir dormir quelques heures ! »

Lorsqu’il a envie de se plaindre de son sort de parent épuisé, Chris se console en consultant la page Facebook « Dad of triplets », qui regroupe des pères de triplés de partout dans le monde. « Plusieurs ont trois jobs pour pouvoir arriver à joindre les deux bouts. »

Il n’oublie jamais le bonheur d’avoir trois filles en santé qui lui font voir la vie autrement. Bien qu’habillées de la même façon – parce que c’est plus simple –, elles ont des goûts et des caractères bien différents. « Mariana, en dépit de tout ce que je pensais qu’il fallait lui inculquer en tant que bon féministe, adore les princesses. Je ne sais pas où elle a pris ça ! Gabriela adore les bébés. Et Amaia adore les animaux, les autos et les camions. »

Mariana est la plus sportive des trois. Gabriela, la plus prudente. Amaia, la plus sociable. « Mais elles déteignent les unes sur les autres. Gabriela est moins prudente parce qu’elle voit sa sœur oser faire quelque chose. Mariana, qui est normalement plus timide, l’est moins parce qu’elle voit aller ses sœurs. »

Grandiront-elles dans un monde meilleur que celui que nous avons connu il y a 25 ans ?

« Le monde est à la fois meilleur et pire que ce qu’il était. Sur le plan social, c’est à certains égards un monde plus doux. Que l’on songe aux progrès qui ont été faits en matière d’égalité hommes-femmes, des droits des personnes homosexuelles ou transgenres ou à l’évolution des mentalités en matière d’intimidation. »

— Christopher Berzins

Mais le monde est aussi à bien d’autres égards plus inquiétant. Urgence climatique, érosion de la démocratie… « Lorsqu’on était en Égypte en 1993, c’était encore une dictature. Mais il y avait cette floraison démocratique ailleurs, en Europe de l’Est. La guerre froide était finie. C’était une période excitante. On avait le sentiment que la démocratie était vraiment l’avenir. Depuis, le monde ne va pas si bien… L’Égypte est devenue brièvement une démocratie. Mais on a pu voir ces 25 dernières années un déclin des démocraties dans le monde. On a aussi vu des démocraties devenir moins démocratiques. Nous sommes passés d’une grande période d’optimisme à une période de déclin. »

Il y a 15 ans, Chris a consacré sa thèse de doctorat à une question que l’on se pose de plus en plus à l’heure où on cultive la méfiance à l’égard des gouvernements ou des institutions : comment bâtir la confiance dans les relations internationales ?

La réponse courte ? La démocratie ne peut fonctionner sans confiance et cette confiance exige deux choses : des intérêts en commun et des valeurs en commun. L’un ou l’autre ne suffit pas. « Il faut vraiment travailler à bâtir les deux. » Vaste programme à l’ère du populisme…

Selon lui, le mystère de l’élection de Donald Trump est intimement lié à cette perte de confiance. « La meilleure explication que j’ai vue consistait à analyser le vote, communauté par communauté, en demandant aux gens : “Faites-vous confiance à votre voisin ? Avez-vous confiance dans vos institutions ?” » Les communautés où le niveau de confiance était au plus bas et où les gens avaient le sentiment d’être étrangers chez eux ont voté pour Trump.

Une théorie sociologique veut que notre vision du monde soit façonnée par les enjeux qui ont marqué le monde au moment où l’on est entré dans l’âge adulte. Si c’était au moment où le mur de Berlin tombait, vous appartenez à la génération de Justin Trudeau – marquée par une période d’optimisme. Si c’était à l’époque des attentats du 11 septembre 2001 ou de l’urgence climatique, il se peut que votre vision du monde soit plus pessimiste.

J’ai demandé à Chris s’il était moins optimiste qu’il ne l’était il y a 25 ans. Il a hésité. « Disons qu’à 20 ans, je voyais les choses davantage en noir ou blanc. La vie semblait plus simple. Mais le monde aujourd’hui est plus compliqué qu’on ne le croyait. On pensait que la démocratie serait une solution, que ça irait de soi. On ne pensait pas que l’on verrait du terrorisme radical. Ce qu’on a compris, c’est que les solutions sont plus fondamentales. Ce n’est pas qu’une question de programmes de tel ou tel gouvernement au pouvoir. C’est une question de communautés et de liens entre les gens qui se disloquent. Comment réparer ça ? C’est une chose vraiment fondamentale. »

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Arrivera-t-on à préserver ou à réparer ces liens en dépit du courant populiste ?

J’ai posé la question à Brigitte Lapierre, 52 ans, qui était notre chef de projet à Jeunesse Canada Monde en 1993-1994. J’ai aussi retrouvé Brigitte à Ottawa, où elle vit avec ses deux garçons. Née en Ontario de parents originaires de l’Abitibi, Brigitte a grandi à Brockville, dans la région des Mille-Îles.

Dès sa jeunesse, elle a compris ce que c’est que d’être membre d’une minorité. Elle se souvient que son père, qui a commencé à travailler à 13 ans et a déménagé du Québec vers l’Ontario pour y gagner sa vie comme ouvrier, se faisait dire lorsqu’il parlait français : « Go back to where you came from ! We don’t speak that language here ! »

Elle se souvient aussi qu’en 1989, à Brockville, des gens avaient piétiné le drapeau du Québec pour protester contre les politiques linguistiques en plein débat sur l’accord du lac Meech.

On trouvait bien sûr des personnes sympathiques à Brockville, mais ça restait un bastion anglophone où le français était suspect. « Même si mes parents étaient francophones, j’ai vite appris à ne pas avoir d’accent français quand je parlais anglais ! »

Brigitte a eu la piqûre pour Jeunesse Canada Monde en y participant, à l’âge de 20 ans. Le projet l’a menée au Nouveau-Brunswick et au Malawi. Une expérience marquante, tant pour la phase malawienne que canadienne, précise-t-elle. « J’ai travaillé dans une ferme laitière au Nouveau-Brunswick. C’était une expérience fantastique qui m’a ouvert les yeux sur la diversité des réalités pancanadiennes. »

Aujourd’hui fonctionnaire dans le domaine de « l’efficacité interculturelle » – elle forme des gens qui vont travailler à l’étranger afin qu’ils puissent y établir des liens respectueux –, Brigitte envoie ses fils dans une école francophone en banlieue d’Ottawa. Le vent populiste qui souffle très fort l’inquiète. « Quand je vois le manque d’empathie pour des gens qui ont tout fait pour survivre, je trouve ça décourageant… On oublie qu’il y a toujours une possibilité de s’entraider sans perdre ce qu’on a. »

Quoi qu’il en soit, le vent trumpiste ne nous emportera pas, croit-elle. « Même s’il vente fort, j’ai encore confiance dans notre société. J’ai espoir que l’on n’ira pas aussi loin que nos voisins du Sud. J’ai espoir que l’on sera plus forts que le vent. »

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