Le choc de la haine
« Qu’est-ce qu’un Marocain fait à l’Assemblée nationale ? »
« Heille le néo, tu essayes de changer un pays que l’on a bâti, pierre par pierre, avec la sueur de notre front et tout en s’intégrant nullement à ton nouveau pays, aucune chance. »
« Intégriste ! »
« Violeur ! »
Avant de se lancer en politique, Monsef Derraji, qui vit au Québec depuis 2004, n’avait jamais eu à affronter de tels commentaires haineux ou blessants. « Jamais, jamais, jamais », répète-t-il.
Le député libéral d’origine marocaine, porte-parole de l’opposition officielle en matière d’immigration, de PME et d’innovation, avoue avoir eu tout un choc en voyant le contraste entre la cyberhaine qui fait désormais partie de sa vie d’homme politique et le Québec ouvert et accueillant où sont nés ses enfants.
Des collègues l’avaient averti que ce serait dur. Mais il n’avait jamais imaginé à quel point. Dès qu’il parle d’immigration ou de nation, dès qu’il émet un point de vue critique, ce qui est précisément son rôle en tant que porte-parole de l’opposition, il est la cible de propos haineux.
« Parfois, j’en ris. Parce que sérieusement, si je commence à trop penser à ça, je vais me rendre malade. La vérité, c’est que ça laisse des séquelles. Et ce sont ces séquelles qui me vont me faire fuir un jour la politique. »
— Monsef Derraji, 43 ans, rencontré à la veille de la rentrée parlementaire
Monsef Derraji, qui a été désigné par ses collègues de l’Assemblée nationale comme « étoile montante » du Parlement en 2019, me tend son téléphone pour me montrer un exemple de commentaire odieux reçu dans sa messagerie Facebook.
« J’ai écouté ton allocution aujourd’hui, sache que je suis aujourd’hui raciste à cause de toi, tu es irrespectueux du pays qui t’as (sic) accueilli, bien que tu te sens chez toi, retourne dans ton pays violé (sic) des femmes […] et surtout ne viens pas gérer notre beau pays, avant que des gens de ta race viennent ici, va faire tes viols ailleurs. »
Récemment, les employés de son bureau de la circonscription de Nelligan, dans l’Ouest-de-l’Île, tout comme ceux des autres circonscriptions, ont eu une visite de courtoisie de la Sûreté du Québec pour les renseigner sur les mesures de sécurité à prendre et le signalement des messages haineux. Mais le député, qui n’a jamais porté plainte à la police, préférerait ne pas avoir à le faire. « Je me dis : mon combat est-il contre l’ignorance ou pour des mesures coercitives ? Je ne veux pas de mal à ces gens-là. La haine, moi, je la combats avec de l’amour. »
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Dans les médias sociaux, comme vous le savez, l’amour n’est pas toujours au rendez-vous… Le 30 janvier, au lendemain de la commémoration de l’attentat à la Grande Mosquée de Québec, Monsef Derraji a été choqué de lire sur la page Facebook du premier ministre, sous un message de compassion à la mémoire des victimes de la tuerie, une déferlante de commentaires haineux antimusulmans. Il a signalé la chose sur son fil Twitter. « Plus que jamais, il faut prendre des mesures pour le vivre-ensemble ! »
Le lendemain, ma collègue Isabelle Hachey a publié une chronique dénonçant ces messages haineux. Elle y citait une déclaration que lui a transmise François Legault, outré par ces commentaires. « Il y a une petite minorité de personnes qui utilisent systématiquement les réseaux sociaux comme porte-voix pour propager la haine. Il faut les dénoncer. Ils ne représentent pas le Québec. »
Le député de Nelligan salue le fait que le premier ministre a dénoncé ces propos. Il est parfaitement d’accord avec lui pour dire que ce n’est pas représentatif du Québec ou des valeurs québécoises. En tant que président du Regroupement des jeunes chambres de commerce du Québec de 2015 à 2018, il a eu l’occasion de faire le tour de la province pour parler d’économie et d’entrepreneuriat. Il est allé à Sept-Îles, Rivière-du-Loup, Drummondville, Trois-Rivières, Sherbrooke, Saint-Jérôme, Québec, Labelle, Saint-Jean-sur-Richelieu, Rouyn-Noranda… Il a mené une bataille pour la représentativité des jeunes sur les conseils d’administration qui a mené à un projet de loi. Il a travaillé avec des entrepreneurs de tous les coins du Québec.
Nombre de commentaires haineux reçus ? Zéro.
« Je n’ai jamais eu de problème ! Au contraire, les gens saluaient les initiatives. »
Il ne faut pas exagérer la portée du discours haineux, il en convient. Mais à l’inverse, on aurait tort de la minimiser et de prétendre que l’on n’y peut rien. Ces messages haineux sont symptomatiques d’une dangereuse banalisation. « Ça veut dire qu’il y a un problème, un cancer, qui nous tous nous afflige. »
Les élus ont la responsabilité d’en prendre acte et d’agir en conséquence.
« Le fait de dire que ce n’est pas assez pour que ça déclenche quelque chose, c’est très grave. Il ne faut pas normaliser le discours haineux dans une société démocratique, peu importe sa provenance. C’est comme dire : continuez, rien ne va se passer. »
— Monsef Derraji
La haine virtuelle a des effets nuisibles bien réels, tant sur le plan collectif que personnel. « Les gens oublient qu’on a aussi un cœur, qu’on est des êtres humains. Avec le temps, veut, veut pas, ça nous affecte ».
Le député appréhende le jour où son fils aîné, qui n’a que 7 ans, lui demandera : « Papa, pourquoi on t’a traité comme ça ? »
« Je ne pense pas que j’aurai les réponses. La seule réponse que j’aurai, c’est : papa va arrêter ça. »