Table ronde

Avons-nous encore le temps de lire ?

Depuis que les réseaux sociaux et l’internet sont omniprésents dans nos vies, nombreux sont ceux qui ont annoncé la disparition du livre. Dans un environnement où notre attention est constamment sollicitée, et où nous sommes de moins en moins capables de nous concentrer, le livre passe souvent en dernier. Et s’il était le dernier refuge de nos cerveaux fatigués ?

Il y a 20 ans, le cerveau était capable d’une attention soutenue durant 12 minutes. Aujourd’hui, cette capacité a chuté à cinq minutes, selon le National Center for Biotechnology Information de la Bibliothèque nationale de médecine des États-Unis.

Quant à notre capacité d’attention intensive, elle serait passée de 12 à 8 secondes depuis 1998. Pas étonnant que la méditation pleine conscience soit aussi populaire. Les gens rêvent de reprendre le contrôle sur leur esprit et aimeraient bien regagner ces précieuses minutes envolées au profit des réseaux sociaux et des vidéos de chats sur Facebook.

« Il y a 30 ans, nous étions face à une rareté de contenus. Aujourd’hui, c’est l’attention qui se fait rare. Le contenu est hyper abondant. »

— Sylvain Lafrance, directeur du Pôle média et management de HEC Montréal

Ceux qui sont sur la ligne de front, les libraires et les bibliothécaires, sont à même de le constater : les pratiques se transforment. « Dans les bibliothèques, nous sommes conscients de ce changement de paradigme et nous y réfléchissons, souligne Claude Ayerdi-Martin, conseillère en ressources documentaires aux Bibliothèques de Montréal. Évidemment, nous n’avons pas de solution miracle, mais pour moi, associer le plaisir avec la lecture est l’une des missions les plus importantes de la bibliothèque. Si cette association est faite, je considère qu’une bonne partie de nos objectifs est atteinte. »

Un regain d’intérêt

Quand on examine les statistiques de près, la situation n’est pas si terrible qu’on pourrait le penser. Les bibliothèques figurent parmi les lieux culturels les plus fréquentés au Québec. Depuis 2007, le nombre de prêts a augmenté de 40 % dans les bibliothèques de Montréal seulement. On note aussi une forte augmentation de la participation aux activités (50 %) qui va de pair avec la fréquentation.

Du côté des éditeurs, tout dépend de la taille et du volume des activités. Oui, il y a une perte de l’attention généralisée, et les éditeurs sont bien conscients d’être en compétition avec plusieurs autres acteurs pour le temps de lecture, note Olga Duhamel, directrice littéraire de la maison d’édition Héliotrope. « Je suis tout de même portée à croire que les petits joueurs s’en sortent peut-être mieux, estime-t-elle. Quand on a lancé la maison, il y a une dizaine d’années, on disait déjà que c’était la fin du livre. Mais les choses ne se passent jamais comme on pense. Au contraire, il y a un petit regain dans l’édition au Québec. »

Ne pas craindre les livres

Parmi les défis auxquels font face tous les producteurs et diffuseurs de contenus, l’enjeu de la « découvrabilité », un mot très à la mode qui fait référence à la capacité de « découvrir » le contenu en question, est central. « Il faut découvrir qu’un livre existe, c’est complexe, insiste Sylvain Lafrance, qui est également directeur de la revue Gestion. Le livre est en concurrence avec le réel, avec les nouvelles en direct, avec les réseaux sociaux, avec toutes les activités que nous pratiquons en même temps… » Pour aider le milieu du livre, pas de doute, il faudrait augmenter le niveau de littératie au Québec. Mais Sylvain Lafrance va plus loin et estime qu’il faudrait créer des quotas pour les algorithmes afin de protéger nos cerveaux de la surchauffe.

Mais avant de parler d’intelligence artificielle, on doit s’attaquer à des problèmes plus concrets. Comme faciliter l’accès aux bibliothèques pour des publics qui pourraient les trouver intimidantes. C’est pour cette raison que le réseau des bibliothèques de Montréal a mis en place toute une série d’activités qui visent à attirer le grand public entre ses murs, et ce, dès un très jeune âge.

« La lecture n’est pas le seul objectif de la bibliothèque. Les activités ne doivent pas être vues comme de simples hameçons menant à la lecture. Elles peuvent être des outils qui y mènent, mais elles sont aussi partie intégrante de l’offre de services de la bibliothèque moderne. »

— Claude Ayerdi-Martin, conseillère en ressources documentaires aux Bibliothèques de Montréal

Du club de lecture à la chasse au trésor en passant par des activités « in situ » pour aller à la rencontre des jeunes, des jeux et des concours, on propose un large éventail d’activités qui semblent plaire, si on se fie à la réponse. En effet, en 2016, plus de 16 000 jeunes ont participé à 920 activités dans les 45 bibliothèques de la métropole. Le prêt d’une multitude d’articles autres que les livres – DVD et Blu-Ray, musique, jeux vidéo, jeux de société et même des porte-bébés – font de la bibliothèque un carrefour convivial pour tous les âges.

Oser débrancher

Au final, chacun d’entre nous a le pouvoir de reprendre le contrôle de son temps. « On peut débrancher notre téléphone, on n’en meurt pas, lance à la blague Sylvain Lafrance. Il y a encore des séries télé qui font de très grosses cotes d’écoute et on remarque que les jeunes se tournent vers le papier malgré les nouvelles technologies. Tout n’est pas perdu. »

Même son de cloche de la part d’Olga Duhamel. « Nous sommes dans l’œil du cyclone, dit-elle. Dans quelques années, ce sera obsolète de dire qu’on n’a pas le temps de lire des livres. On va développer une hygiène de vie, un équilibre. Le livre calme, il apaise quelque chose. C’est important. »

La table ronde « Capacité d’attention et effort soutenu : enjeux et défis pour le livre » a lieu le vendredi. 

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