CHRONIQUE

La deuxième vie d’Ulysse

— Mario, dessines-tu encore ?

— Non.

Mario Bergeron était aux retrouvailles de son école secondaire, il n’avait pas croisé cet ami-là depuis des lustres. L’ami se souvenait très bien des dessins de Mario. Mario avait presque oublié. « Ça m’a frappé comme un deux par quatre avec des clous de trois pouces ! J’avais arrêté de dessiner… »

Il était un homme sérieux, maintenant.

Il s’est aussitôt remis au dessin, il savait exactement pourquoi. Il avait une plaie béante à panser, la mort de son petit Ulysse, décédé le 25 avril 2010, 21 heures et demie après l’accouchement.

« On avait su à l’échographie de 16 semaines qu’il avait une hernie du diaphragme droit, qu’il avait de 50 à 70 % de chances d’avoir une qualité de vie. »

— Mario Bergeron

Lui et sa blonde ont choisi le verre à moitié plein. Ils ont mené la grossesse à terme, sachant que le bébé allait naître en détresse respiratoire, qu’il allait devoir être aussitôt intubé et opéré. Une opération risquée, mais possible. « Pour l’opération, il fallait attendre qu’il sorte de l’état de détresse respiratoire. »

Ce n’est pas arrivé.

« Après 20 heures, il a fallu prendre la décision de le débrancher. Il aura vécu, en tout, 21 heures et demie. Ç’a été une décision vraiment difficile, mais nous n’avons pas eu de sentiment de culpabilité. Nous avons mené la grossesse à terme, on lui a donné sa chance, il est parti. »

Pas tout à fait. « Je cherchais une façon d’honorer sa mémoire, je jonglais avec l’idée de créer un fonds, une fondation. Je ne savais pas trop quoi faire. On dit que tant qu’on pense à quelqu’un, il reste vivant. Je cherchais comment faire pour qu’Ulysse continue à vivre, d’une autre façon. »

— Mario, dessines-tu encore ?

— Non.

Le vieux chum venait de donner sa réponse à Mario. « Je me suis remis au dessin sur l’iPad de ma conjointe, je me suis dit que j’allais faire revivre mon garçon dans une histoire pour enfants. J’ai créé un personnage, Ulysse », avec leur vieille chatte Pénélope, morte de vieillesse à 22 ans.

Il voulait faire un livre, mais il n’avait pas le temps. C’est ce qu’il pensait. « Un jour, je discutais avec une collègue, je lui ai dit : “Si jamais je gagne le million, je vais arrêter de travailler et écrire un livre pour enfants.” Elle m’a répondu : “T’as pas besoin de gagner le million. Si tu veux vraiment le faire, tu peux.” »

Il l’a prise au mot. « J’ai décidé de trouver du temps. Je l’ai fait le midi. Je ne mangeais plus avec mes collègues de bureau, j’allais dessiner. Je leur en ai parlé, bien sûr, pour qu’ils comprennent que je ne les boudais pas… Je l’ai fait le soir aussi. Je me suis rendu compte qu’un projet, ça pouvait se faire par petits bouts. »

Quand il a eu fini, il a lu son livre à ses deux filles, Juliette, née le 24 avril 2007, trois ans jour pour jour avant Ulysse, et Rose, 13 mois après.

Ce n’est pas l’histoire de leur frère, c’est une histoire avec leur frère. C’est l’histoire d’Ulysse et Pénélope au zoo, un livre plein de couleurs.

« Ça m’a fait du bien de faire ça, d’arriver à transformer le négatif en positif. J’ai commencé l’écriture d’un deuxième livre, j’ai l’histoire du troisième et une idée pour le quatrième… »

— Mario Bergeron

Il a cherché un éditeur pour son premier tome, n’en a pas trouvé, il a décidé de se publier lui-même avec Kickstarter, une plateforme de sociofinancement. Il avait besoin de 5269 $, au dollar près. Il avait réussi à trouver le temps de faire son livre, il allait trouver l’argent pour l’imprimer.

Mais sur Kickstarter, Mario a réalisé que l’argent, c’est du temps.

« Je n’avais pas un gros réseau social en partant. J’ai fait une liste de tous les gens que j’avais connus et je les ai sollicités. Je mettais quatre à six heures par jour, j’étais comme un politicien, j’en parlais à tout le monde, dans la rue, à l’aréna, au club de patin de mes filles. J’en parlais tout le temps. »

Chaque fois, il racontait l’histoire d’Ulysse, le vrai, mort dans ses bras après 21 heures et demie de vie.

La demie est importante.

Mario a atteint – et un peu dépassé – son objectif de financement, grâce à 149 contributeurs. Il reste deux semaines à sa campagne. « Ulysse a vécu pendant 21 heures et demie, il a souffert pendant 21 heures et demie. Ce que je trouve beau, c’est qu’il y a 149 personnes qui ne l’ont jamais connu et qui ont été touchées par son histoire. »

L’histoire d’Ulysse, c’est aussi l’histoire de Mario, d’un père qui a fait à sa façon le deuil de son fils. Tous les pères qui perdent un enfant doivent passer par là, même si, spontanément, on pense à la douleur de la mère. « La mère le porte, c’est physique. Quand on a consulté, après la mort d’Ulysse, je laissais ma conjointe parler… »

Il n’en souffrait pas moins.

Ulysse aurait fêté ses six ans le 24 avril. « Quand je vois des ti-gars de l’âge qu’il aurait, ça m’arrive, des bouffées d’émotion, de réaliser que je ne vivrai jamais ça, de jouer à des jeux de gars. Je dois vivre avec ma cicatrice. »

Il y a eu un silence. « Je suis le père d’un ange. »

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