CHRONIQUE

De toute façon, je le pense

Ça dépasse l’entendement. Croire que la Terre est plate, malgré l’évidence. Croire que les vaccins causent l’autisme, malgré les preuves abondantes du contraire. Croire que les changements climatiques n’existent pas ou ne sont pas le résultat de l’activité humaine, malgré l’écrasant consensus scientifique.

Peu importe les preuves, les consensus, les démentis, croire à tout prix.

Mais comment des croyances erronées, aberrantes, même, peuvent-elles survivre aussi obstinément à l’épreuve des faits ? J’ai cherché à comprendre.

Ce n’est pas seulement la faute des hurluberlus adeptes de théories du complot ou des trolls malveillants qui répandent leur poison sur le web. En chacun de nous sommeille un être dogmatique qui se rebelle contre les données qui ne font pas son affaire.

Ça fait un bail que les spécialistes de la psychologie s’intéressent au « biais de confirmation » : cette tendance à voir le monde d’une manière qui nous conforte dans nos croyances. On privilégie l’information qui confirme nos idées préconçues – elle nous semble plus digne d’attention et plus crédible – , et on rejette celle qui les contredit. Ainsi, l’échafaudage de nos certitudes, aussi chambranlant soit-il, est préservé de toute menace qui pourrait l’affaiblir.

Mais le biais de confirmation a un petit frère qui est d’encore plus mauvaise foi. Les spécialistes l’appellent « l’effet boomerang ». Lorsqu’on nous confronte à des faits qui devraient fissurer nos convictions, réfuter nos idées fautives – en matière de politique, de santé ou de science, notamment –, il arrive qu’on se mette à y croire encore plus fermement. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, dans nos esprits butés, les faits peuvent se retourner contre la vérité.

L’une des études les plus connues sur ce phénomène a été réalisée par un duo de politologues américains au milieu des années 2000, dans la foulée de la guerre en Irak. Les chercheurs ont fait lire à leurs sujets une dépêche dans laquelle le président George W. Bush défend l’invasion américaine en prétendant que Saddam Hussein possédait des armes de destruction massive – une idée discréditée depuis mais encore répandue à l’époque. La citation était suivie d’un passage qui rétablissait les faits. Mais le correctif n’a pas convaincu tout le monde ; seuls les lecteurs progressistes se sont laissé persuader. Pire, parmi les conservateurs, ceux qui avaient lu le texte étaient encore plus enclins à croire en l’existence de ces armes que ceux qui avaient lu la citation de Bush sans rectification.

Une autre équipe de chercheurs s’est intéressée aux campagnes de santé publique sur la vaccination. Ils ont distribué un prospectus qui déboulonnait plusieurs mythes sur le vaccin contre la grippe (notamment celui voulant que les effets secondaires du vaccin sont plus graves que la grippe elle-même). Une demi-heure après avoir lu le feuillet, les gens demeuraient confus, et prenaient certains mythes pour des vérités. Même que ces personnes étaient moins favorables à la vaccination et avaient moins l’intention de se faire vacciner, par rapport aux gens qui n’avaient jamais eu le dépliant sous les yeux.

Par un curieux retournement de situation, les efforts qu’on déploie pour déloger les faussetés pourraient donc, dans certaines circonstances, contribuer à les propager.

***

Il y a quelques semaines, une femme a raconté sur les réseaux sociaux que la mairesse Valérie Plante avait participé à une manifestation contre le projet de loi 21 sur la laïcité de l’État… alors que l’élue se trouvait à ce moment-là en Argentine. Placée devant cette contradiction par le journaliste Jeff Yates, de Radio-Canada, la dame a simplement répondu : « De toute façon, ça ne change absolument rien à ce que j’ai écrit, je le pense. »

Fabriquer de toutes pièces des rumeurs qui sèment la discorde et attisent la haine, c’est irresponsable et indéfendable. Mais je ne peux m’empêcher de voir dans cet épisode une manifestation extrême de l’entêtement ordinaire de l’esprit humain. Un miroir grossissant de notre manière à tous de réfléchir, de débattre, de nous forger des opinions et, surtout, de ne pas en démordre.

Devant des arguments qui nous contrarient, on se braque, on érige des forteresses et, bien souvent, on se replie davantage sur nos positions.

Si on nous présente une série d’arguments pour et contre des politiques controversées – le contrôle des armes à feu ou la discrimination positive, par exemple – et qu’on nous invite à les soupeser objectivement, qu’est-ce qui se passe ? Est-ce qu’on arrive à être aussi raisonnable qu’on le souhaite ?

Pas toujours. On déploie notre esprit critique, non pas pour peser le pour et le contre et ajuster notre point de vue, mais pour trouver des failles dans les arguments qui vont à l’encontre de ce qu’on pense. Et on en ressort souvent plus attaché à notre position initiale ; plus extrême.

C’est ce qu’ont trouvé deux politologues américains, il y a quelques années, lorsqu’ils ont mené l’expérience. Leurs sujets ont tous consulté exactement les mêmes informations sur le contrôle des armes à feu et la discrimination positive. À la lecture d’arguments pourtant équilibrés, les gens qui étaient au départ favorables à ces mesures le sont devenus encore plus ; et ceux qui étaient contre ont redoublé d’hostilité.

Face à des vents contraires, on ne cède pas, on s’accroche. « De toute façon, ça ne change rien, je le pense. »

Quand on y songe, il y a quelque chose d’acrobatique dans cette façon de voir le monde. Pour considérer des données dissonantes et néanmoins persister, pour se prouver continuellement que les autres ont tort et se convaincre, toujours plus, d’avoir raison, ça prend un certain talent pour la rationalisation.

Et c’est sans doute la découverte la plus déroutante qui émerge des études que j’ai consultées. Plusieurs chercheurs constatent que ce ne sont pas les distraits ou les incultes qui se montrent les plus hostiles aux avis contraires. Ce sont les plus fins connaisseurs et ceux qui ont les meilleures capacités de raisonnement. Car ils ont plus de munitions intellectuelles à leur disposition pour démonter l’argumentaire du camp adverse.

Des convictions ferventes, doublées d’un esprit agile, feraient des êtres particulièrement inébranlables. « De toute façon, ça ne change rien, je le pense ! »

Et si on tentait autre chose ? Et si on essayait, pour de vrai, de ranger les armes ?

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.