Prêtres pédophiles

Le délai de prescription sous la loupe du Protecteur du citoyen

Le Protecteur du citoyen procède actuellement à un « examen approfondi » de la question controversée du délai de prescription qui empêche les victimes d’agressions sexuelles survenues il y a plusieurs décennies, notamment les victimes de prêtres pédophiles, de poursuivre leurs agresseurs au civil.

C’est Pierre Bolduc, lui-même victime du curé Jean-Marie Bégin, qui a porté plainte en avril au bureau du Protecteur du citoyen. Comme de nombreuses victimes, M. Bolduc s’estime victime d’une injustice fondamentale, puisque la loi québécoise l’empêche de poursuivre le diocèse de Québec, duquel relevait le curé Bégin. Le prêtre l’a agressé pendant des années à partir de la fin des années 60. Bégin a fait au moins quatre autres victimes. Le prêtre s’est suicidé en 1986, dans le chalet où il agressait de jeunes garçons.

« Nous vous informerons du résultat de notre analyse lorsque l’étude détaillée du dossier sera finalisée, soit d’ici la fin de l’année 2017 », a écrit Claude Dussault, vice-protecteur du citoyen, dans une missive adressée en mai à Pierre Bolduc, que La Presse a obtenue. M. Dussault précise également que son bureau procède à un « examen approfondi » de cette problématique.

Malgré des modifications en 2013, la loi québécoise impose toujours dans les faits un délai de prescription de 30 ans aux victimes d’agressions sexuelles, les privant, au-delà de ce délai, du droit de poursuivre les agresseurs au civil et donc d’obtenir une compensation financière. Pour contourner ce délai de prescription, la victime doit démontrer qu’elle était pendant toutes ces années placée dans l’impossibilité d’agir, une preuve extrêmement difficile à établir.

Comme de nombreuses victimes, Pierre Bolduc a attendu des décennies – 40 ans précisément – avant de parler à quelqu’un des agressions dont il avait été victime. Une situation typique des victimes masculines d’agression sexuelle, dit l’avocat Alain Arsenault, qui a lui-même défendu des dizaines de victimes dans plusieurs recours collectifs contre des communautés religieuses.

« J’ai fait une petite étude sur 175 dossiers qui comptaient en tout 206 victimes. L’âge moyen des hommes quand ils avaient subi l’agression était de 13 ans. Et il leur a fallu en moyenne 43 ans pour en parler. »

— Me Alain Arsenault

« Il y a des messieurs de 75 ans qui sont venus me voir et qui disaient que c’était la première fois qu’ils en parlaient à quelqu’un, poursuit l’avocat. Tout ce qu’ils ont fait dans leur vie, c’est mettre un couvercle pour ne pas que le presto saute. Et certains ont très bien réussi ! »

Et pendant toutes ces années, les conséquences sur la vie des victimes sont immenses, explique Sébastien Richard, qui dirige le CRIPHASE, organisme voué à la défense des hommes victimes d’agressions sexuelles. Problèmes de santé mentale, tentatives de suicide, difficultés relationnelles, difficultés à garder un emploi… « Il y a une génération d’hommes qui a vécu dans le silence. Certains silences ont tenu pendant toute une vie ! Ce silence est une terrible chape de plomb. Et le délai de prescription établit un avantage systémique pour les agresseurs. »

QUASI-UNANIMITÉ JURIDIQUE

Pourtant, les deux derniers bâtonniers, Louis Masson et Claudia Prémont, ont tous deux écrit aux ministres de la Justice en poste pour leur exprimer leur désaccord face à ces dispositions de la loi québécoise, qui sont pratiquement uniques au Canada. La plupart des autres provinces ont en effet aboli de tels délais de prescription.

« Il n’y a pas de raison qu’une victime abusée au Québec ne puisse pas bénéficier des mêmes droits qu’une victime en Alberta, en Colombie-Britannique, en Saskatchewan, au Manitoba, au Nouveau-Brunswick, en Ontario, au Yukon », écrivait MPrémont il y a un an à la ministre Stéphanie Vallée, dans une missive que La Presse a obtenue.

Ce délai de prescription est « cruel envers la victime », poursuivait MPrémont. Les longs débats que ce délai de prescription entraîne devant les tribunaux « ont pour effet de décourager la victime et de l’épuiser physiquement, psychologiquement et financièrement. Elle risque de délaisser son action, alors même que dans bien des cas, les abus ont été admis et même condamnés dans une instance criminelle ».

L’expert en droit civil Sébastien Grammond, qui enseigne à l’Université d’Ottawa, est du même avis. 

« Les arguments techniques qu’on avance parfois pour justifier cela [le délai de prescription] ne tiennent pas. C’est une question de justice sociale. Qu’est-ce qui est le plus important ? La justice ou la tradition juridique ? Il faut s’adapter. »

— Me Sébastien Grammond

Me Grammond déplore la timidité de la réponse des ministres de la Justice qui se sont succédé depuis dix ans, malgré une quasi-unanimité dans le milieu juridique. Un rapport commandé par l’ancien ministre péquiste Bertrand St-Arnaud à l’ex-juge René Dussault avait pourtant détaillé cinq scénarios juridiques pour tempérer ou éliminer complètement le délai de prescription. Ce rapport, livré en 2014, est resté lettre morte.

COMMENT EXPLIQUER CETTE INACTION DE QUÉBEC ? 

« J’ai bien l’impression que les communautés religieuses font du lobbying pour ne pas qu’on modifie la loi afin de faciliter les poursuites », croit Me Grammond. « Moi, je pense plutôt que le gouvernement sait très bien qu’il pourrait lui-même être poursuivi. Ils ont peur de devoir passer à la caisse eux aussi », dit l’avocat Alain Arseneault, puisque les établissements scolaires ou de santé où se sont produites les agressions étaient en partie financés par l’État.

Roger Lessard, qui livre bataille aux côtés de Pierre Bolduc depuis sept ans pour que les victimes aient accès à la justice, croit qu’une levée du délai de prescription mènerait à nombre de nouvelles poursuites. « S’ils faisaient sauter le délai de prescription, l’Église n’aurait pas d’autre choix que de prendre conscience de l’ampleur du problème qu’elle a sur les bras. Il y a des centaines de victimes qui n’ont pas accès à la justice », estime-t-il.

« Je ne comprends pas l’insensibilité du gouvernement par rapport aux victimes d’agressions sexuelles. Il y a une frilosité qui ne s’explique pas par des arguments juridiques », dit le député de la CAQ, Simon Jolin-Barrette, qui, de sa propre initiative, a présenté à l’Assemblée nationale un projet de loi pour rendre les agressions sexuelles imprescriptibles. Les partis d’opposition sont d’ailleurs tous d’accord sur la nécessité d’abolir le délai de prescription.

Malgré nos demandes répétées, la ministre Stéphanie Vallée s’est refusée à tout commentaire.

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