LIVRE HOMO DEUS – UNE BRÈVE HISTOIRE DE L’AVENIR

Sapiens – une brève histoire de l’humanité retraçait l’histoire de l’humanité. Homo deus interroge son avenir. Le nouveau livre de Yuval Noah Harari offre un aperçu vertigineux des rêves et des cauchemars qui façonneront le XXIe siècle.

Homo deus – une brève histoire de l’avenir Yuval Noah Harari Éditions Albin Michel, 2017 456 pages

LIVRE HOMO DEUS – UNE BRÈVE HISTOIRE DE L’AVENIR

La bombe à retardement au laboratoire

Le monde d’aujourd’hui est dominé par le package libéral : individualisme, droits de l’homme, démocratie et marché. Pourtant, la science du XXIe siècle est en train de miner les fondements de l’ordre libéral. […]

Si les libéraux apprécient tant la liberté, c’est qu’ils attribuent aux êtres humains un libre arbitre. Selon le libéralisme, les décisions des électeurs et des clients ne sont ni déterministes ni aléatoires. Les gens subissent bien entendu l’influence de forces extérieures et d’événements relevant du hasard, mais en fin de compte chacun de nous peut brandir la baguette magique de la liberté et décider par soi-même.

C’est la raison pour laquelle le libéralisme accorde tant d’importance aux électeurs et aux clients, et nous invite à suivre notre cœur et ce qui nous fait du bien. C’est notre libre arbitre qui donne du sens à l’univers, et puisque aucune personne extérieure ne saurait savoir ce que vous éprouvez vraiment ni prédire avec certitude votre choix, ne vous fiez pas à un Big Brother pour veiller sur vos intérêts et vos désirs.

L’attribution du libre arbitre aux êtres humains n’est pas un jugement éthique : elle prétend être une description factuelle du monde. Cette soi-disant description factuelle pouvait bien avoir un sens au temps de John Locke, Jean-Jacques Rousseau et Thomas Jefferson, mais elle s’accommode mal des toutes dernières découvertes des sciences de la vie. La contradiction entre libre arbitre et science contemporaine est l’éléphant dans un laboratoire : beaucoup préférèrent ne pas le voir en se penchant sur leurs microscopes ou leur scanner d’IRM1.

Au XVIIIe siècle, Homo sapiens était une mystérieuse boîte noire, dont les rouages internes demeuraient insaisissables.

Dès lors, quand les savants demandaient pourquoi un homme en arrivait à sortir un couteau pour en poignarder un autre à mort, une réponse acceptable consistait à dire : « Parce qu’il a choisi de le faire. Il a usé de son libre arbitre pour choisir le meurtre. Il est donc pleinement responsable de son crime. » Au cours du siècle dernier, les chercheurs ont ouvert la boîte noire de Sapiens : ils ont découvert qu’il n’y avait en lui ni âme, ni libre arbitre, ni « soi » ; uniquement des gènes, des hormones et des neurones obéissant aux mêmes lois physiques et chimiques qui gouvernent le reste de la réalité. Aujourd’hui, quand des chercheurs demandent pourquoi un homme a sorti un couteau et poignardé quelqu’un, répondre « parce qu’il l’a choisi » laisse sur sa faim. Les généticiens et les spécialistes du cerveau offrent une réponse bien plus détaillée : « Il l’a fait en raison de tels ou tels processus biochimiques du cerveau, lesquels reflètent à leur tour des pressions évolutionnistes anciennes, couplées à des mutations aléatoires. »

Les processus cérébraux électrochimiques qui mènent au meurtre sont soit déterministes ou aléatoires, soit un mélange des deux : ils ne sont jamais libres. Par exemple, quand un neurone lance une charge électrique, ce peut être une réaction détermininiste aux stimuli extérieurs ou le résultat d’un événement aléatoire, comme la décomposition spontanée d’un atome radioactif. Aucune de ces options ne laisse la moindre place au libre arbitre. Les décisions prises au terme d’une réaction en chaîne d’événements biochimiques, chacun d’eux étant déterminé par un événement antérieur, ne sont certainement pas libres. Les décisions résultant d’accidents subatomiques aléatoires ne sont pas libres non plus. Et quand les accidents aléatoires se mêlent à des processus déterministes, nous obtenons des issues probabilistes, mais cela n’équivaut pas pour autant à la liberté.

Supposons que nous fabriquions un robot dont l’unité centrale serait reliée à un morceau d’uranium radioactif. Quand il s’agit de choisir entre deux options – mettons appuyer sur le bouton de droite ou de gauche – , le robot compte le nombre d’atomes d’uranium qui se sont décomposés au cours de la minute précédente. Si le nombre est pair, il presse le bouton de droite ; s’il est impair, le bouton de gauche. Nous ne pourrons jamais être certains des actions d’un tel robot. Mais personne ne qualifierait pour autant ce « machin » de « libre » ni ne songerait à lui permettre de participer à des élections démocratiques ou à le juger légalement responsable de ses actions.

Au mieux de nos connaissances scientifiques, déterminisme et aléatoire se sont partagé la totalité du gâteau, sans laisser ne serait-ce qu’une miette à la « liberté ».

De même que le mot « âme », le mot sacré de « liberté » est un terme creux, dépourvu de tout sens discernable. Le libre arbitre n’existe que dans les histoires imaginaires que les hommes ont inventées. […]

Si tout cela peut paraître terriblement compliqué, il est étonnamment facile de tester cette idée. La prochaine fois qu’une pensée vous traverse l’esprit, prenez le temps de vous demander : « Pourquoi cette pensée-là ? Ai-je décidé voici une minute d’y penser et de penser précisément à cela ? Ou a-t-elle surgi sans orientation ni autorisation de ma part ? Si je suis bel et bien le maître de mes pensées et de mes décisions, puis-je décider de ne penser à rien au cours des soixante prochaines secondes ? » Essayez donc, vous verrez bien.

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