Parc éolien de l’Érable

Le vent de la division

Commerces boycottés, familles déchirées, voisins qui jurent de ne plus jamais s’adresser la parole : dans le Centre-du-Québec, la construction de 50 éoliennes a profondément divisé des collectivités. Aujourd’hui, alors que les pales des éoliennes tournent depuis cinq ans, des citoyens viennent d’entamer une action collective contre le promoteur. Et les plaies tardent à se cicatriser.

UN REPORTAGE DE PHILIPPE MERCURE ET D’OLIVIER PONTBRIAND

Une collectivité déchirée, des plaies à panser

Sainte-Sophie-d’Halifax — « Mon propre cousin, au coin de la route… Je ne lui ai plus jamais reparlé et je ne lui reparlerai plus jamais. Pour moi, c’est fini. »

Les pieds plantés dans la neige, Gervais Marcoux se tient devant les deux gîtes qu’il loue à des touristes et à des chasseurs. Devant s’étendent ses terres – elles font plus de 3 km de long –, sur lesquelles il dit avoir planté 115 000 arbres. Nous sommes à Sainte-Sophie-d’Halifax, à une trentaine de kilomètres de Victoriaville.

Ici, les plaines du Saint-Laurent cèdent la place aux montagnes des Appalaches. Derrière les villages, les rangs montent sur les collines pour redescendre abruptement. L’endroit est quadrillé d’érablières, à travers lesquelles s’insèrent des fermes et des terres à bois. Au bord des routes, on aperçoit parfois des faisans sauvages. Le paysage, rarement vanté dans les brochures touristiques, est magnifique.

Mais des signes que tout ne tourne pas parfaitement rond dans ce petit coin de paradis apparaissent bientôt. « Bienvenue en zone sinistrée », clame une affiche écrite en lettres rouges et noires sur le bord d’un rang. « Quiétude volée, santé affectée », dénonce une autre. « Nos élus coupables de saccage », lit-on plus loin. 

L’objet des récriminations est impossible à manquer. Sur les sommets des montagnes, dans une zone qui englobe les territoires de Sainte-Sophie-d’Halifax, de Saint-Ferdinand et de Saint-Pierre-Baptiste, 50 éoliennes exploitées par l’entreprise espagnole Enerfin captent le vent pour le transformer en électricité.

Depuis le moment où on a commencé à envisager l’installation de ces moulins à vent modernes, au milieu des années 2000, la population s’est divisée en deux camps : les proéoliennes et les antiéoliennes. Les premiers sont souvent des propriétaires qui reçoivent des milliers de dollars en redevances chaque année parce qu’ils ont des éoliennes chez eux, ou alors des gens qui vivent dans les villages, loin des éoliennes. Ils vantent leurs retombées économiques et leur aspect écologique.

Les opposants, eux, se plaignent du bruit, de l’altération du paysage et de la dégradation des liens sociaux provoqués par le projet. Gervais Marcoux s’inscrit dans ce camp. Son cousin et lui se sont retrouvés de chaque côté d’un fossé qui semble aujourd’hui infranchissable. Ils sont loin d’être les seuls.

La voie des tribunaux

Dans cette guerre de tranchées, les opposants ont perdu. En 2011, le gouvernement du Québec a autorisé le déploiement du parc éolien de l’Érable. Des routes ont été construites, des camions ont circulé, les mâts ont été érigés. Mais la contestation ne s’est pas arrêtée. Les opposants se sont tournés vers les tribunaux pour obtenir réparation.

« Les compensations, ce n’est pas ce qui est important », dit Claude Charron, l’une des figures de proue du mouvement d’opposition.

« Notre objectif premier est de conscientiser les gens au Québec et de montrer qu’on ne peut pas faire de l’éolien n’importe où et n’importe comment. On ne veut pas qu’on répète les mêmes erreurs ailleurs. »

— Claude Charron, opposant au projet

Lundi matin dernier, au palais de justice de Victoriaville, une action collective menée par deux requérants au nom d’une centaine de citoyens s’est donc ouverte devant la juge Marie-France Vincent. 

Vêtu d’un complet gris, crâne lisse et longue moustache blanche, Jean Rivard, un policier de Laval à la retraite, a ouvert le bal. Il a raconté comment il était tombé amoureux de la région et avait acheté une maison ancestrale à Saint-Ferdinand, sur une terre traversée d’un ruisseau rempli de truites. Mais il affirme que son rêve d’y bâtir un chenil et une écurie a été plombé par les éoliennes. « Tout ce qu’on avait imaginé comme mode de vie s’écroulait », a-t-il dit. 

Les promoteurs du projet, invoquant le processus juridique en cours, ont refusé notre demande d’entrevue.

Communauté sous tension

S’il y a une chose sur laquelle les pro- et les antiéoliennes s’entendent, c’est que les années qui ont précédé la construction des éoliennes ont été houleuses. Les séances d’information municipales ont été si mouvementées qu’elles se déroulaient sous présence policière. Gervais Marcoux affirme que ses pancartes anti-éoliennes ont été incendiées à plusieurs reprises et même détruites à la scie mécanique. Des poubelles étaient régulièrement renversées.

À Saint-Ferdinand, Pierre Séguin et Sonia Mondor ont bâti un lieu appelé Jardins de vos rêves, avec un étang et des arbres fruitiers, où les visiteurs peuvent relaxer et prendre des photos. Dans un mémoire remis au BAPE en 2009, Pierre Séguin a affirmé que des arbres qu’il avait plantés avaient été coupés et que des sources alimentant son étang avaient été déviées.

« Ils sont venus nous menacer, nous montrer la porte de sortie, ils sont venus en gang montrer leur rage, montrer leurs dents, nous faire comprendre que c’étaient eux, les maîtres des lieux », écrit, en désignant les proéoliennes, celui qui a milité contre le projet.

Roger Marcoux – le nom de famille est courant dans la région – a cinq éoliennes sur ses terres et a fait office de porte-parole de l’autre camp. Il raconte que dans une réunion d’information publique, il s’est fait rudoyer par un citoyen. « Il me donnait des coups de thorax et disait : “Frappe-moi, Marcoux, frappe-moi ! T’es pas game !” Si je l’avais frappé, il serait arrivé quoi, vous pensez ? », lance-t-il à La Presse.

Voyez une intervention de l’opposant André Thivierge lors d’une réunion de la MRC de l’Érable en 2011

Guerre froide

Au-delà des gestes d’intimidation, un froid s’est installé dans les collectivités. Lucie Croteau, coiffeuse, a pris sa retraite l’an dernier. De sa cuisine, on voit toujours une petite pièce peinte en rose, munie d’une chaise de coiffeur et d’un miroir. Elle raconte que lorsque son mari Claude Charron et elle ont commencé à poser des questions sur le projet éolien, elle a perdu clientes et amies.

« Une ne venait plus, puis une autre, puis encore une autre… C’était des gens que je connaissais et qui venaient ici depuis 15, 17, 18 ans », dit-elle. Sa voisine, avec qui elle était très proche, s’est retrouvée dans l’autre camp.

« Quand elle est venue et qu’on a abordé le sujet, on s’est mises à pleurer toutes les deux. On était trop émotives, on n’a jamais pu parler. Les séquelles de ça, c’est que ça reste un sujet tabou pour tout le monde. »

— Lucie Croteau, opposante au projet

Il y a quelques mois encore, son mari a demandé de changer de place à une fête du temps des Fêtes – son voisin de table et lui ne pouvaient même pas se regarder.

Marie-Ève Maillé, aujourd’hui professeure associée à l’UQAM, a consacré sa thèse de doctorat à la division sociale provoquée par le projet éolien de l’Érable. « Savoir avec qui tu peux dire quoi au sujet des éoliennes, ça fait partie du kit de survie au quotidien des citoyens de Saint-Ferdinand et Sainte-Sophie-d’Halifax », observe-t-elle.

Des plaies qui tardent à cicatriser

Certains estiment que ces chicanes sont de l’histoire ancienne. C’est le cas du maire de Saint-Ferdinand, Yves Charlebois, élu en 2017 au terme d’une élection extrêmement serrée – les trois candidats en lice ont obtenu chacun 35 %, 33 % et 32 % des votes. 

M. Charlebois s’est déjà occupé des communications pour l’entreprise Enerfin et habite dans le parc éolien. Il n’a pas d’éolienne chez lui, mais dit recevoir environ 480 $ par année de l’entreprise. Il se retire lorsque le conseil municipal discute de questions liées au projet – c’est arrivé une seule fois depuis son élection.

« Les éoliennes sont installées et vont être là au moins jusqu’en 2034. Il n’y a plus d’histoire depuis des années. »

— Yves Charlebois, maire de Saint-Ferdinand

Il ajoute ne pas avoir reçu une seule plainte liée au projet depuis qu’il est en poste.

Il reste que dans ces collectivités tissées serré, on sent que le sujet reste délicat. Plusieurs citoyens ont refusé de nous en parler.

« J’ai un commerce, vous comprenez, je ne peux pas parler de ça », nous a dit quelqu’un. Un autre a dit craindre « des représailles » s’il parlait. « Le climat social est trop tendu. Il y a deux clans et peu importe ce qu’on dit, on finit toujours par se mettre des gens à dos », a expliqué une autre citoyenne.

Roger Marcoux, qui possède 1000 acres dans la région et compte cinq éoliennes sur ses terres, a été le porte-étendard du camp proéolien. Il affirme aujourd’hui vouloir enterrer la hache de guerre.

« J’ai fait quelques remarques, à l’époque… Quand tu te fais dire des choses, à un moment donné, dans le feu de l’action, la langue te fourche. Ce n’était pas nécessaire », convient-il. Il se demande toutefois si les plus farouches opposants sont prêts à faire la paix.

« Quand on parle de division sociale… Ils la cultivent un peu, la division. Les pancartes, sur le bord du chemin, ça fait 10 ans qu’elles sont là. C’est ça qui maintient la division. Ils l’entretiennent parce que ça fait partie du recours collectif », dit-il.

La professeure Marie-Ève Maillé comprend l’argument. « La division sociale sert le discours de victime des opposants, convient-elle. Mais ça ne veut pas dire que cette division n’existe pas. »

Certains, en tout cas, n’ont pour l’instant aucune intention de réconciliation.

« Il y a des gens que je ne salue plus. Ils ont parlé dans notre dos, ils nous ont ignorés, ils ont fait comme si on n’existait pas. Alors on fait la même chose. Ils vont me tendre la main ? Non. Je ne suis pas capable de faire ça. »

— Claude Charron, opposant au projet

Ici, tout le monde convient que l’action collective qui démarre et durera six longues semaines ramène de bien mauvais souvenirs à la surface. Ensuite ? Marie-Ève Maillé, qui a longuement sondé cette collectivité, estime que celle-ci aura besoin d’aide extérieure pour panser ses plaies.

« Le temps peut finir par amener une réparation, mais ça peut prendre 10, 20, 30 ans, dit-elle. Et il y a des gens qui vont regretter sur leur lit de mort de ne pas avoir parlé à leurs voisins. Je pense qu’il faudra qu’un processus de réconciliation accepté par la population soit mis en place. Mais ça peut prendre du temps avant que les conditions soient réunies pour ça. »

Les enjeux du conflit

Le bruit

« Quand il ne vente pas, ça ne fait pas de bruit. Mais quand il vente fort, ça mène du train en crisse. Avant, après le souper, on aimait ça, aller travailler dans le jardin ; là, on n’y va presque plus. C’est pire de soir et de nuit, à cause de la fraîche qui descend des montagnes. »

— Gervais Marcoux, qui a trois éoliennes à proximité de ses terres malgré le fait qu’il dit avoir lui-même refusé que le promoteur en installe chez lui

« On a l’éolienne juste en arrière et on n’entend pratiquement rien. On peut entendre des fois un petit grondement, au loin, mais jamais la nuit. Il y a une grosse ligne d’Hydro, là-bas, de 735 kV, et on l’entend plus que les éoliennes. Les gens exagèrent pas mal. »

— Réjean Simoneau, qui compte une éolienne sur ses terres

L’argent

« Ceux qui ont signé ne sont pas attachés à leurs terres. C’est juste pour faire le maximum d’argent. Ils n’ont pas les mêmes valeurs. »

— Gervais Marcoux

« On fait environ 30 000 $ par année avec les deux éoliennes. C’est sûr que c’est très alléchant pour nous. Il y a un petit groupe qui a décidé que ce n’était pas correct – on se demande si c’est parce qu’eux, ils n’en ont pas. »

— Micheline Malo, qui compte deux éoliennes chez elle

Le développement économique

« On reçoit, de base, 118 000 $ de redevances par année. Le poste électrique amène 10 000 $ de taxes foncières. En plus de ça, ils nous donnent des sous pour des activités de loisir – il y a un fonds dédié à ça. »

— Yves Charlebois, maire de Saint-Ferdinand, qui affirme qu’Éoliennes de l’Érable est le plus important contribuable du village

« Ça fait des années qu’on dit que ça ne peut pas être rentable pour la communauté parce qu’Hydro-Québec est en surplus et va l’être pour des années encore. Aujourd’hui, la vérificatrice générale a confirmé que les éoliennes avaient coûté 2,5 milliards aux contribuables parce qu’on n’a pas besoin de leur électricité. »

— André Thivierge, opposant au projet

La division sociale

« J’ai travaillé à bâtir la communauté. J’étais habitué de fréquenter tout le monde, de rentrer partout et d’être en bons termes avec tous. Ç’a été ma joie quand je suis arrivé ici, il y a 40 ans. Et là, oups. Avec les éoliennes, ç’a été un recul complet. Ça a fait un clivage entre les gens du village, qui n’ont pas d’impact et qui ont juste les retombées économiques, et les gens qui sont arrivés plus récemment et qui ont acheté des terres pour la tranquillité. Il y a plusieurs personnes avec qui ça a coupé carrément. J’ai un voisin, on ne s’est jamais reparlé et il est décédé entre-temps. Avec les autres, on peut se parler maintenant ici et là, mais il est resté quelque chose de ça. Ce n’est plus la même confiance. »

— Benoît Fournier, agent de pastorale à Saint-Ferdinand, qui s’est positionné contre le projet des éoliennes

« La division sociale, c’est eux qui l’ont créée à force de tout contester. Plus tu brasses et plus ça pue. Ils se sont crinqués entre eux. Nous, on ne veut dénigrer personne. On n’a jamais prêché pour avoir ça non plus – c’est le gouvernement qui a accepté le projet, pas moi ! Mon voisin est contre et ça n’a pas changé grand-chose. On ne fait pas exprès pour en parler, mais c’est moi qui ouvre sa cour l’hiver. Si j’étais fâché contre lui, je ne le ferais pas. Dire que la guerre est prise dans la municipalité à cause de ça, ce n’est pas vrai. »

— Réjean Simoneau, qui compte une éolienne sur ses terres

Le projet en dates

2003

Hydro-Québec lance le premier appel d’offres pour l’énergie éolienne de son histoire, pour un total de 1000 mégawatts (MW). L’initiative conduira à la construction de sept parcs éoliens en Gaspésie et dans le Bas-Saint-Laurent.

2005

Hydro-Québec lance un deuxième appel d’offres pour l’énergie éolienne de 2000 MW.

2007

Geilectric, filiale de l’entreprise québécoise Eolectric, signifie au gouvernement qu’elle veut implanter un parc éolien dans les municipalités de Saint-Ferdinand, de Sainte-Sophie-d’Halifax et de Saint-Pierre-Baptiste.

2007

Geilectric cède les droits du projet à l’entreprise espagnole Enerfin. La société Éoliennes de l’Érable est fondée par Enerfin, par le groupe espagnol Elecnor et par Club Eolectric, fonds d’investissement détenu notamment par Eolectric et Industrielle Alliance.

2008

Hydro-Québec annonce que 15 projets ont été retenus au terme de l’appel d’offres, dont celui des Éoliennes de l’Érable. Il consiste à ériger 50 éoliennes de 2 MW chacune, pour un parc d’une puissance de 100 MW.

2009

Le Bureau d’audiences publiques sur environnement (BAPE) commence ses audiences sur le projet. Dans la région, les tensions entre les pro- et les antiéoliennes se cristallisent.

2010

Le rapport du BAPE est publié. S’il juge les impacts biophysiques du projet « acceptables », le rapport note que les éoliennes « contribueraient à modifier le milieu de vie […] en altérant le paysage et le niveau sonore ». Le BAPE constate que la population a été informée « tardivement » du projet, que celui-ci s’installe dans un « territoire habité de façon extensive », qu’il fait l’objet d’une « controverse » et que des « doutes persistent quant à l’ampleur des retombées économiques ». Le BAPE suggère un référendum.

2011

Le gouvernement du Québec, alors dirigé par le Parti libéral de Jean Charest, autorise le projet des Éoliennes de l’Érable, sans référendum. La construction débute.

2013

Les éoliennes entrent en fonction.

2014

Deux citoyens, Yvon Bourque et Jean Rivard, obtiennent l’autorisation d’intenter une action en justice comme l’entreprise Éoliennes de l’Érable.

2019

L’action collective débute.

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