Le monde est à toi, de Martine Delvaux

Ceci n’est pas un manifeste féministe

L’écrivaine, professeure et militante féministe Martine Delvaux écrit à sa fille. Ceux et celles qui s’attendent à un manifeste féministe seront surpris. Il s’agit plutôt d’une lettre débordant d’amour d’une mère à son enfant. Une lettre qui se tient loin des diktats et qui montre que la transmission, c’est souvent tout ce qu’on ne dit pas mais qui passe malgré soi. Entretien.

Comment est née l’idée de ce livre ?

Quand j’ai été en nomination pour le GG (prix du Gouverneur général), Radio-Canada avait invité les finalistes à écrire une nouvelle sur la transmission ou l’enfance, je ne me souviens pas trop. Spontanément, je me suis mise à écrire sur ma fille. Cela a donné un petit texte qui a été publié. Quand elle l’a lu – je le raconte dans le livre –, elle s’est mise à pleurer. Dans la foulée de ce texte, la maison d’édition Héliotrope m’a demandé si je voulais écrire sur la transmission féministe. J’ai écrit ce livre en ne sachant pas trop, au début, ce que ça allait devenir.

Quand on écrit ce genre de livre, on sait qu’on sera lue par d’autres femmes, d’autres mères qui chercheront peut-être des solutions, des réponses à leurs interrogations. Vous en étiez consciente en écrivant ?

Oui, j’avais l’impression de marcher sur une corde raide. Je devais être très pédagogique et très, très nuancée. J’ai travaillé fort à couvrir le plus de possibilités, à être la plus délicate possible dans la manière de déplier cette affaire-là. Ce n’est pas un manifeste féministe ou un guide qui explique comment faire. Ce sont les questions que je me pose comme mère féministe d’une jeune adolescente.

J’essaie de réfléchir et de donner un portrait de ce que ça peut vouloir dire être une mère écrivaine, féministe prof à l’université – donc super débordée – et de quand même mettre son enfant au cœur de sa vie. Et de pas le crier sur tous les toits en disant :  « Oh, mon dieu, je fais tellement pitié ! »

Ma fille, c’est la passion que j’ai eue et elle est au même niveau que ma passion d’écriture et de militante. Et tout ça peut coexister. Oui, je suis « full fatiguée », mais ça n’a pas empêché que j’ai été capable de le faire. Parce que l’amour était là. Tout le long, le fil du livre, c’est quand même le fil de l’amour.

En lisant votre livre, on constate tout de même que vous vous mettez beaucoup de pression, vous êtes très exigeante envers vous-même en tant que mère, prenant bien soin de ne pas être trop ceci ou trop cela.

Oui, mais en même temps, on pourrait me reprocher de ne pas lui avoir donné une éducation intellectuelle. Je n’ai jamais mis un livre obligatoire dans les mains de ma fille, je ne lui ai pas montré les films importants. Je suis professeure d’université, on pourrait demander : « As-tu fait ta job ? » Je réponds : « Non, je ne l’ai vraiment pas faite. » Et j’ai eu plus de plaisir à aller magasiner avec elle que de regarder le soi-disant super grand film que j’aurais dû lui faire voir. Mon exigence était qu’elle soit une personne éthique. Et bien sûr, elle me voit écrire. Et tout ce qui concerne les rapports sociaux, raciaux et de sexe fait partie d’un environnement dans lequel on vit et sur lequel j’ai mis le paquet. Pour le reste, je me dis qu’elle a toute la vie pour apprendre ce qu’elle a à apprendre, et lire ce qu’elle a à lire.

Pour les principes féministes, ça s’est fait par osmose ?

Il n’y a pas eu de : « Assieds-toi ma petite fille, on va se parler. » Je ne laisse pas passer certaines choses qui me heurtent et des fois, elle me dit : « T’es fatigante avec ton féminisme ! », mais c’est la même enfant qui remarque que dans le livre qu’elle lit, il n’y a que les garçons qui apprennent à lire et à écrire…

Elle a développé un regard qui est pas mal proche de ce que ses amies filles ont, et ce, sans que leur mère soit féministe comme moi. C’est générationnel aussi. Elle est capable de faire la lecture des choses, je lui aurai donné ça, mais ce n’est pas une enfant qui accepte qu’on s’assoie avec elle et qu’on discute.

Est-ce difficile de réconcilier féminisme et maternité ?

Non, pour moi, cela n’a jamais été mis en opposition. Ce qui est plus problématique pour moi, c’est le couple, pas l’enfant. Ce qui est difficile, c’est la conciliation travail-famille, c’est la chose la plus difficile et Dieu sait qu’on en arrache. Surtout quand on est monoparentale pour une partie de cette période-là et qu’on porte tout, ce n’est pas reposant…

Mais je n’ai pas eu de conflit car pour moi, c’était toujours clair qu’elle passait en premier. Bien sûr, la maternité, c’est un peu une patate chaude pour quelqu’un qui, comme moi, veut penser au-delà des genres sexués. La maternité te ramène à une condition, à un corps qui est déterminé comme pouvant porter un enfant, pouvant allaiter. Ce moment-là où tu es ramenée à ton corps et que ce corps est socialement identifié comme féminin et qu’il porte toutes ces tâches, c’est un peu troublant. Et aujourd’hui, avec ce qu’on appelle la « révolution trans », la maternité est devenue une zone dans laquelle il n’est pas simple de manœuvrer.

La maternité a-t-elle changé la féministe que vous êtes ?

Je pense que je suis devenue plus féministe. Est-ce que mon féminisme s’est intensifié avec la présence de ma fille ? Je n’en ai aucune idée. J’ai vieilli aussi. J’ai fait du chemin et socialement aussi, on a fait du chemin. J’ai plutôt tendance à dire que je suis devenue écrivaine et romancière grâce au fait que je suis devenue mère. Le geste d’écrire est lié à elle. Le fait que j’écris en fragments est lié au fait que je n’ai pas de temps. Mais sur le fond des choses, je dirais – et je ne veux pas que ça paraisse fleur bleue ou pompeux –, je dirais que tout ça a à voir avec l’amour, avec cette passion-là.

Le monde est à toi

Martine Delvaux

Éditions Héliotrope En librairie le 4 octobre

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