Chronique

Le Mile End au-delà des modes

« Tu veux vraiment acheter ce taudis ? »

C’est ce que m’avait dit mon père, il y a 15 ans, quand je lui ai demandé son avis sur un cottage du Mile End que j’espérais habiter. Il ne comprenait pas ce qui pouvait bien m’attirer dans ce quartier. Là où je voyais un lieu foisonnant qui embrasse tout ce que j’aime de Montréal, là où je rêvais d’élever les enfants que je n’avais pas encore, il voyait un quartier de « taudis » sans stationnement que tout immigrant bien constitué cherche à fuir s’il en a la chance… Quitte à revenir y faire un saut, les jours de nostalgie de bagels chauds.

J’ai repensé à la réaction de mon père en entendant Yves Desjardins raconter l’incompréhension de son propre père quand il a su, en 1973, que son fils aîné allait s’établir dans le Mile End qu’il avait lui-même quitté 20 ans plus tôt. À l’époque, le quartier ne payait pas de mine. À l’angle de la rue Saint-Viateur et du boulevard Saint-Laurent, Yves Desjardins, alors étudiant de 19 ans, avait emménagé dans un cinq et demie à 65 $ par mois. C’était en face de l’édifice Peck, symbole des mutations du quartier qui, après avoir vu s’échiner plusieurs vagues d’immigrants, juifs, italiens, grecs et portugais, dans ses manufactures de vêtements, est aujourd’hui le siège social canadien d’Ubisoft et le plus important employeur du quartier.

Pour son père, fier d’avoir réussi à s’extraire de la pauvreté du Mile End pour élever ses enfants à Laval, comme pour les parents de ses amis juifs du quartier dont les parents ont quitté le Mile End pour Côte-Saint-Luc, voir leurs enfants revenir dans ce lieu associé à la pauvreté n’avait aucun sens. Pendant près d’un siècle, le Mile End était avant tout un lieu de passage, et non une destination.

Plus de 40 ans plus tard, Yves Desjardins, journaliste à la retraite et membre de Mémoire du Mile End, publie Histoire du Mile End (Septentrion), un livre fascinant qui raconte les mille vies de ce quartier métissé dont on a souvent prédit la mort. On y trouve un fabuleux hommage à son père, aujourd’hui décédé, qui avait des racines dans le Mile End depuis 1909. C’est aussi un hommage aux générations d’immigrants qui ont fait du quartier un espace créatif et dynamique, emblématique de la diversité montréalaise. Un quartier où, dès la fin du XIXe siècle, la cohabitation de plusieurs cultures, langues, religions et classes sociales était la norme. Une telle diversité dans un espace aussi restreint est unique à Montréal.

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Même s’il est de bon ton aujourd’hui de se moquer du Mile End, dépeint comme un quartier « bobo » et « branché », on aurait tort de le réduire à cette caricature.

« Ce que je voulais expliquer dans ce livre, c’est qu’au-delà des modes éphémères, au-delà des phénomènes comme la hipstérisation du quartier, si le Mile End est dynamique, cela s’explique par ses racines », me dit l’auteur, historien de formation, rencontré au Café Olimpico, rue Saint-Viateur, ancien club privé sportif, autrefois interdit aux femmes, devenu un café italien vers la fin des années 50.

L’arrière-grand-père d’Yves Desjardins était ce qu’il appelle un « immigrant de l’intérieur ». Sa trajectoire est à l’image de celle de milliers de Canadiens français de l’époque qui quittaient la campagne pour la ville. Cultivateur de la côte Saint-Michel, il avait vendu la ferme familiale pour devenir constructeur de maisons dans le Mile End. À l’angle de l’avenue Laurier et de l’avenue du Parc, il a fait construire deux triplex.

C’est là que le père d’Yves Desjardins a vécu jusqu’en 1953 avant d’offrir la vie de banlieue à ses enfants. Il parlait du triplex de sa famille comme d’un îlot francophone dans un océan yiddish. Il racontait avec fierté comment se faisait la cohabitation au quotidien avec les juifs. Il avait appris l’anglais et même un peu de yiddish dans la ruelle. Les jours de sabbat, il se faisait de l’argent de poche comme « shabbat goy », chargé d’allumer et d’éteindre les lumières chez ses voisins.

Entre 1920 et 1950, le quartier avait deux frontières à la fois distinctes et poreuses, racontait son père. Il y avait la frontière bien connue du boulevard Saint-Laurent, qui séparait les ouvriers catholiques francophones de l’Est et le quartier juif des romans de Mordecai Richler. Il y avait aussi la frontière moins célèbre de l’avenue du Parc, qui séparait l’élite canadienne-française d’Outremont des habitants du quartier juif. Une frontière peut-être encore plus hermétique que celle de la Main. Un jour, l’une des tantes d’Yves Desjardins l’a appris à ses dépens. Elle était allée jouer avec des petites filles d’Outremont. Après son passage, les petites filles s’étaient fait interdire de fréquenter la fillette venue du « mauvais côté » de l’avenue du Parc.

Au-delà de la diversité culturelle, ce qui a toujours fait la force du Mile End, c’est sa mixité sociale. On la sent aujourd’hui menacée alors que des enseignes huppées ou génériques remplacent de petits commerces de quartier et que les loyers sont devenus hors de prix. Mais ce n’est pas nouveau, observe l’historien.

« Dès la fin des années 70, certains disent : le Mile End, c’est fini, c’est gentrifié ! Le quartier depuis près de 40 ans est condamné pour ne plus être ce qu’il était. C’est récurrent. »

— Yves Desjardins

Il y a là de réels enjeux qu’on ne peut sous-estimer. En même temps, il faut éviter d’idéaliser la pauvreté et la marginalité, souligne Yves Desjardins. « Les militants des années 70 qui investissaient le Mile End pour entrer en contact avec les ouvriers – j’en étais –, c’étaient des fils et des filles de la bourgeoisie qui expiaient une certaine culpabilité judéo-chrétienne. »

L’équilibre est toujours fragile. Mais l’histoire nous montre que le Mile End a une étonnante capacité de se renouveler.

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On a tendance à réduire l’histoire montréalaise à celle des « deux solitudes » et d’une dualité conflictuelle entre l’Est francophone et l’Ouest anglophone. Mais en simplifiant l’histoire de la sorte, on occulte le rôle de la « zone tampon » qu’est le Mile End, zone de cohabitation et d’échanges à cheval sur les frontières.

Au fil du temps, cette cohabitation a, bien sûr, été ternie par des tensions et des affrontements, comme en témoignent des passages du livre sur les années 30, années noires de l’antisémitisme, qui donnent froid dans le dos. « Mais dans le quotidien, c’est souvent autre chose que les discours officiels », observe Yves Desjardins.

À l’ombre de ces discours, il y a des exemples extraordinaires d’interaction et d’entraide. « La cohabitation a toujours été là. Elle s’est toujours exprimée. Entre les Juifs, les Canadiens français, ma famille, les Italiens, les Grecs, les Portugais… C’est le discours officiel qui change et évolue. »

Que l’on pense, par exemple, à cette histoire de solidarité entre un citoyen juif et un barbier canadien-français, racontée par The Gazette en 1934, à l’époque où Max Seigler, échevin juif, était victime d’une campagne antisémite féroce. Le barbier, sa femme et leurs cinq enfants avaient été mis à la rue. Ils n’avaient pas les moyens de payer leur loyer. Mais voilà que le voisin, un certain M. Bernstein, aperçoit la famille sur le trottoir, avec ses meubles… « Il ameute tous les voisins en yiddish et il remonte les meubles dans le logement. Nuit et jour, les voisins font la garde devant l’escalier du triplex pour empêcher les déménageurs de revenir. »

Ce n’est qu’une anecdote. Mais elle nous rappelle que l’histoire d’un quartier, celle qui se vit sur les balcons et dans les ruelles au quotidien, celle qui se raconte de père en fils, de mère en fille, est toujours plus riche, plus complexe et plus belle que ce qu’en disent les grands titres.

* Dans le cadre des activités du 375e anniversaire de Montréal, tous les dimanches, de la mi-mai à la mi-octobre, la Société d’histoire du Plateau et Mémoire du Mile End organisent des visites guidées gratuites. Inscription obligatoire.

D’où vient le nom « Mile End » ?

« Mile End » signifie « à la fin du mille », mais tous ne s’entendent pas sur l’origine exacte de ce nom. Le Répertoire toponymique de la Ville de Montréal associe ce « mille » à une piste de courses de chevaux située à un mille des limites de la ville de Montréal. Une explication problématique car le terme « Mile End » était d’usage courant plus d’un demi-siècle avant la création de la piste en question.

Dès le début du XIXe siècle, « Mile End » désigne l’actuelle intersection du boulevard Saint-Laurent et de l’avenue du Mont-Royal. Le carrefour a pris le nom de « Mile End » lorsqu’un boucher d’origine britannique, John Clark, y a acheté une ferme adjacente, en 1804. Il la nomme « Mile End Farm » et y ouvre une auberge du même nom, à un mille de l’actuelle rue Sherbrooke, qui marquait la limite entre la ville et la campagne. « Se rendre au Mile End » à cette époque, c’était aller à la campagne.

Source : Yves Desjardins, Histoire du Mile End, Septentrion

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