Chaires de recherche

Où sont les femmes ?

En décembre 2019, plusieurs universités québécoises pourraient perdre une partie du financement versé par le gouvernement fédéral à leurs chaires de recherche du Canada (CRC) si elles n’augmentent pas le nombre de femmes titulaires. À moins d'un an et demi de la date butoir, 12 institutions québécoises sur 18 n’ont pas encore atteint leur cible.

Un dossier de Thomas Dufour

Chaires de recherche

Des cibles à atteindre

En 2009, le gouvernement fédéral sonne l’alarme : les chaires de recherche du Canada (CRC) manquent de femmes, de personnes autochtones, de personnes handicapées et de membres des minorités visibles à leur tête.

Les universités canadiennes se dotent alors de cibles à atteindre pour chaque groupe. À partir de 2012, elles doivent rendre compte annuellement de leur progression.

Puis, en mai 2017, le programme des chaires de recherche du Canada lance un ultimatum aux universités : elles devront atteindre les cibles, notamment de représentativité hommes-femmes, d’ici décembre 2019, sans quoi elles perdront une partie de leur financement.

Le programme de chaires de recherche impose alors une série de mesures aux universités : ces dernières doivent publier leurs données sur le nombre de femmes titulaires de CRC, mettre sur pied un plan d’action afin d’atteindre leurs objectifs, offrir de la formation au personnel et revoir le processus de sélection des candidats, entre autres.

Si les cibles ne sont pas respectées à la fin de l’année 2019, le gouvernement fédéral arrêtera d’évaluer les candidatures de titulaires de CRC présentées depuis l’automne 2017, selon le conseiller en communications du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada Jai Aggarwal. Ce faisant, les chaires arrivées à échéance ne seront pas renouvelées, et les universités qui accusent du retard perdront du financement.

À titre d’exemple, le programme des chaires de recherche du Canada a versé 38,7 millions de dollars aux CRC québécoises à l’automne 2017. Pour le Canada en entier, le budget est d’environ 265 millions par an.

En compilant les données des CRC, La Presse a pu remarquer que les femmes étaient peu présentes dans plusieurs institutions et domaines au Québec.

L’Université McGill est la seule institution de grande taille à atteindre sa cible. L’Université de Montréal et l’Université Laval accusent des retards importants.

Les chaires de recherche du Canada sont issues d’un programme fédéral créé en 2000 pour encourager la recherche au pays. Les candidats au poste de titulaire sont choisis par les universités avant d’être approuvés par un comité d’évaluation des chaires de recherche du Canada. Les CRC représentent plus du tiers de toutes les chaires de recherche des universités québécoises.

À la naissance du programme, les universités choisissaient un chercheur sans qu’ait lieu d’appel de candidatures. « Ce qu’on voit, c’est que dans l’informel, les femmes étaient désavantagées par rapport aux hommes », expose le professeur titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les transformations de la communication savante à l’Université de Montréal, Vincent Larivière.

Depuis quelques années, les universités organisent des concours internes afin de choisir un candidat ou une candidate. Cette façon de faire permet de faire émerger plus de femmes, mais certaines universités ont adopté la méthode tardivement.

Depuis le début des années 2000, le taux de réussite des femmes est le même que celui des hommes devant le comité des chaires de recherche. Cependant, les chercheuses sont moins nombreuses à être proposées par les universités à l’issue des processus de sélection.

Les CRC se divisent en trois catégories de recherche : les sciences naturelles et le génie ; la santé ; et les sciences humaines. La représentation des femmes n’est pas la même pour tous ces domaines.

Les cibles à atteindre imposées par le fédéral pour se rapprocher de la parité ne sont pas choisies arbitrairement : elles sont calculées par rapport au nombre de femmes demandant des subventions auprès de trois organismes fédéraux, l’un pour chaque domaine. Pour les sciences naturelles et le génie : 21 % des demandes de subvention proviennent des femmes ; pour les sciences de la santé, c’est 35 % ; et pour les sciences humaines : 45 %.

Si une université n’a que des chaires dans le domaine de la santé, sa cible sera de 35 %. Par contre, lorsque les trois catégories sont impliquées, la cible représente une moyenne entre les proportions de femmes dans les différents domaines en fonction de leur importance dans l’établissement.

La moyenne de titulaires femmes au Québec est de 28,36 %, légèrement sous la moyenne canadienne à 30,64 %.

Les cibles des chaires de recherche du Canada prennent uniquement en compte le nombre global de femmes indépendamment du domaine. Cette façon d’établir les objectifs ne permet pas de voir quels sont les domaines les moins paritaires au sein d’une université.

À titre d’exemple, à l’Université Laval, 25 % des titulaires de chaire sont des femmes. Par contre, pour les sciences naturelles et le génie, ce pourcentage chute à 11,54 %. C’est pourquoi ce tableau inclut les différents champs de recherche.

Depuis 2017, toutes les universités ont un plan d’action. Mais certaines universités ont commencé à prendre des mesures bien avant. C’est le cas de l’Université McGill, qui a augmenté la proportion de femmes de près de 73 % en 10 ans, dépassant ainsi la cible de 18 %.

« On a vraiment fait un effort pour mettre beaucoup de lumières sur les questions d’équité, de diversité et d’inclusion depuis quatre ans », affirme la vice-principale adjointe (politiques, procédures et équité) de l’Université McGill, Angela Campbell.

« Ça prend une réelle volonté. Quand il y a des départements ou des facultés qui ne veulent rien savoir, il ne se passe rien. Ils vont toujours trouver : “Ah ! vous avez engagé une femme. Donc nous, on est corrects, on va pouvoir engager un homme” », expose la titulaire de la Chaire pour les femmes en sciences et en génie au Québec à l’Université de Sherbrooke, Ève Langelier.

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La performance des 18 universités québécoises

Sciences naturelles et génie

Le domaine des sciences naturelles et du génie est celui qui peine le plus à recruter des femmes, ce qui explique le seuil d’équité plus bas à 21 %. Le bassin pour recruter des femmes est plus bas. Selon des statistiques compilées par La Presse, les femmes représentent 17,23 % des professeurs en sciences naturelles et en génie. Même si les données sont globalement assez faibles, certaines universités sont loin derrière les autres.

Sciences de la santé

L’Université de Montréal est l’établissement qui accuse le retard le plus important dans ce domaine. « En 2016, quand j’avais vu ça, c’est un écart qui m’avait frappée. C’était troublant », expose la vice-rectrice à la recherche à l’Université de Montréal, Marie-Josée Hébert. Pour le domaine de la médecine, qui représente la majorité des chaires en sciences de la santé, la parité est atteinte dans la pratique clinique mais pas dans la recherche, explique toutefois Vincent Larivière, professeur à l’Université de Montréal.

Sciences humaines

Le domaine des sciences humaines est celui où les universités se rapprochent le plus de la parité. Les universités où la proportion de femmes titulaires est faible dans ce domaine ne possèdent pas beaucoup de chaires, ce qui rend cet écart plus facile à combler. Le nombre d’étudiantes et de professeures est aussi plus élevé dans ce domaine.

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Les universités confiantes d’atteindre les cibles

À 15 mois de la date butoir, les universités qui accumulent le plus de retard croient tout de même qu’elles pourront atteindre leurs cibles avant la fin de l’année 2019. Selon la vice-rectrice à la recherche à l’Université de Montréal, Marie-Josée Hébert, l’institution dépassera ses cibles en avril prochain, si le programme de chaires de recherche du Canada accepte ses nominations.

L’Université Laval croit elle aussi pouvoir rattraper son retard. Les neuf postes de titulaires de CRC à combler en 2019 seront exclusivement proposés à des membres des groupes sous-représentés, soit les femmes, les personnes handicapées, les autochtones et les minorités visibles.

Ces deux universités reconnaissent qu’elles ont du travail à faire. « Ça nous a frappés nous aussi. Nos statistiques qui venaient du secrétariat étaient rentrées en février 2016 et on s’était rendu compte qu’on n’avait pas la progression qu’on souhaitait », explique Marie-Josée Hébert.

Son homologue de l’Université Laval, Eugénie Brouillet, a fait les mêmes constats. « Depuis que la dernière direction est entrée en fonction, il y a un an, on s’est rendu compte qu’on avait des efforts à faire », souligne-t-elle.

Du progrès

La proportion de femmes dans les chaires de recherche du Canada au Québec a augmenté de près de 8 % depuis 2010. Ce progrès est dû à la série de mesures entreprises par les universités à la demande des chaires de recherche du Canada.

« Atteindre l’équité et la diversité en recherche n’est pas juste une question de quotas. Il s’agit de mettre en place une infrastructure institutionnelle visant à lever les barrières discriminatoires », affirme Tania Saba, titulaire de la Chaire BMO en diversité et gouvernance de l’Université de Montréal.

En 2017, les méthodes de sélection des candidats pour les CRC ont changé. Les universités doivent maintenant offrir des formations aux personnes impliquées dans les processus de recrutement afin que ces derniers soient sensibilisés par rapport aux biais inconscients lors de la sélection de candidats.

Un titulaire de chaire ne peut désormais être renouvelé dans ses fonctions qu’une seule fois. Cette décision du programme des chaires de recherche du Canada permet une plus grande diversité des titulaires.

« Il y a des choses positives qui se passent. C’est très contraignant [des cibles] pour les universités, on leur impose des choses. Mais ça fait avancer les choses », exprime la chercheuse Ève Langelier.

Le problème pour certains domaines est le manque de professeures pouvant devenir titulaires. « Pour atteindre la parité ou la bonne représentation en recherche, il faut d’abord l’atteindre au sein du corps professoral », affirme Tania Saba.

Si les femmes sont majoritaires dans la population étudiante, elles sont minoritaires chez les professeures et encore moins présentes en recherche. « On appelle ça le pipeline qui fuit. Plus tu augmentes dans la progression en carrière, plus tu perds des femmes », explique le professeur titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les transformations de la communication savante à l’Université de Montréal, Vincent Larivière.

L’excellence intacte

Si les universités sont en train de développer des structures pour intégrer plus de femmes, l’excellence des candidatures reste toujours le critère principal dans la sélection. « Quand on a mis en place ces quotas-là, on n’a pas eu de misère à trouver des femmes qui étaient excellentes », remarque Vincent Larivière.

« On ne laisse pas tomber les critères d’excellence, mais il n’y a pas un seul moyen pour mesurer l’excellence. À travers les bourses, les publications, les chaires, est-ce que c’est la seule façon de mesurer du potentiel d’excellence ? », se questionne Tania Saba. Cette dernière croit que la quantité des publications ne devrait pas prévaloir sur la qualité.

Dans les faits, les femmes s’impliquent plus dans les programmes de premier cycle. « Elles vont donner beaucoup pour faire rouler le programme de bac tandis que les hommes vont se donner plus sur les études graduées, plus sur la recherche. Et qu’est-ce qui est valorisé : c’est la recherche. », dit Ève Langelier.

Une carrière difficile

« Il reste deux endroits difficiles [pour les femmes] : l’université et les chantiers de construction. Mais les chantiers de construction, je pense que c’est plus positif que les femmes profs. Elles doivent faire leur place en arrivant, mais après ça, c’est correct », expose Ève Langelier.

La chaire dont Mme Langelier est titulaire se penche sur la sous-représentation féminine dans le domaine des sciences et du génie. « Quand tu arrives à une table, c’est impressionnant la première fois, tu t’assois pis il y a 30 hommes, plus vieux que toi. C’est intimidant », raconte celle qui a une formation en génie.

Les raisons qui expliquent le faible nombre de femmes en sciences sont nombreuses. Souvent, un double standard est en jeu. « Dans le domaine des sciences, le fait d’avoir des enfants pour un homme, ça va être un gain de crédibilité et de sérieux. Dans le cas des femmes, c’est associé à un déclin, à la réduction de la visibilité et de la production », relate Vincent Larivière.

« Les jeunes, tu leur demandes de dessiner un scientifique, la plupart vont dessiner un homme, blanc, vieux, avec des lunettes et des cheveux blancs, avec un sarrau. Si tu vois ça et que tu es une petite fille, tu te dis : “Ce n’est pas pour moi” », décrit Ève Langelier.

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