Étude sur la déshumanisation

Un racisme décomplexé... et mondial

Des groupes marginalisés dans le monde sont-ils « sous-humains » ? C’est la question dérangeante posée par une équipe de psychologues américains à des groupes de citoyens dans plusieurs pays. « Les résultats nous ont horrifiés », explique Emile Bruneau, chercheur à l’Université de Pennsylvanie et ancien chercheur au département des neurosciences cognitives à l’Institut de technologie du Massachusetts (MIT). La Presse lui a parlé.

Nous avons parfois l’impression que l’idée de considérer des gens comme « sous-humains » est confinée au passé. Or, vos études montrent que ce n’est pas le cas.

Jusqu’à tout récemment, on semblait croire que le monde avait tourné la page sur cela. Par exemple, il y a une quinzaine d’années, les psychologues se sont mis à étudier les signes très subtils de déshumanisation, comme si les formes les plus évidentes de déshumanisation appartenaient au passé. Or, quand nous parlions à des membres des groupes marginalisés, ils nous disaient que le type de déshumanisation qu’ils ressentaient dans la vie de tous les jours n’était pas particulièrement subtil.

Nous avons donc développé de nouveaux outils pour essayer de mesurer la déshumanisation. Nous avons utilisé la représentation graphique de la « marche du progrès », et demandé aux gens de placer certains groupes le long de ce schéma.

Les résultats sont frappants. Grèce, Espagne, Pays-Bas, Israël, Palestine, États-Unis, République tchèque, Hongrie… Nous avons réalisé que des gens de partout dans le monde étaient tout à fait à l’aise avec le fait de révéler qu’ils croyaient que d’autres groupes étaient moins évolués et civilisés qu’eux, qu’ils étaient « sous-humains ». Le niveau moyen de déshumanisation des Américains vis-à-vis des musulmans est d’environ 15 points de pourcentage. Ça va jusqu’à 40 points de pourcentage en Hongrie vis-à-vis de la minorité rom, et 50 points entre les Israéliens et les Palestiniens durant la guerre à Gaza. C’est très élevé, et on sait que ça influence les comportements des gens vis-à-vis des groupes d’humains jugés inférieurs dans la vie de tous les jours.

En tant que chercheurs, les résultats que nous avons obtenus nous ont emballés ; en tant qu’êtres humains, ils nous ont horrifiés.

Vous avez aussi conclu qu’essayer d’« humaniser » un groupe marginalisé en diffusant des informations objectives ne règle pas le problème.

Exactement. Notre cerveau peut fermer les écoutilles. J’ai travaillé en Afrique du Sud après l’apartheid, au Sri Lanka durant la guerre civile, et en Irlande, et je pouvais voir ces conflits extrêmes entre différents groupes. L’une des choses très courantes, c’est la facilité avec laquelle les gens pouvaient identifier un membre de l’autre groupe qu’ils appréciaient et admiraient. Mais, en même temps, ils le considéraient comme l’exception qui venait renforcer la règle. Bien des Sud-Africains blancs vont dire : « Tous les Noirs sont des paresseux et des voleurs, mais pas Mandela. Nous aimons Mandela. Il est exceptionnel. »

La façon de stopper cette déshumanisation, c’est de montrer aux gens que l’autre groupe a une bonne opinion de lui. En Iran, il y a une célébration annuelle où des gens piétinent un drapeau américain. Cette année, bien des Iraniens ont refusé d’y prendre part. Pourquoi ? Parce qu’ils avaient vu les grandes manifestations aux États-Unis contre le décret présidentiel concernant des voyageurs de pays musulmans. Donc la « déshumanisation » des Américains a diminué à cause de ces images. C’est l’aspect qui devrait nous donner espoir. Les gens qui manifestent peuvent réellement modifier les perceptions par leurs actions.

La déshumanisation est-elle un processus lent et sournois, ou bien elle peut se produire rapidement ?

Cela peut arriver plus vite qu’on ne le pense. L’histoire regorge d’exemples. Durant la Seconde Guerre mondiale, la propagande des deux côtés illustrait l’ennemi comme un animal. Au Rwanda, les Hutus traitaient les Tutsis de « coquerelles » à la radio durant des mois avant le début du génocide. En ex-Yougoslavie, les différents groupes vivaient en paix et célébraient des mariages interethniques sans problème jusqu’à ce que la violence éclate. Ces exemples suggèrent que l’arme de la déshumanisation peut être déployée très rapidement dans une société.

La faculté de déshumaniser un groupe fait partie de la condition humaine. C’est imbriqué dans notre cerveau. Nous pouvons surmonter cela, mais ça prend du travail, des efforts et de l’éducation.

Vous étudiez actuellement l’efficacité des différentes façons de réduire la déshumanisation. Qu’est-ce qui vous paraît le plus prometteur ?

Je m’intéresse au réflexe que nous avons de tenir tous les membres d’un groupe pour responsables des actions d’un petit groupe, comme des gens le font avec des terroristes et les musulmans, et comme Oussama ben Laden le faisait en attaquant des innocents sur le sol américain en disant que c’était une réponse au fait que des Américains tuaient des musulmans ailleurs dans le monde.

Ce que je peux voir jusqu’ici, c’est qu’essayer d’« humaniser » l’Autre ne fonctionne pas, et produit même des effets négatifs. Ce qui fonctionne, c’est de souligner l’hypocrisie d’attribuer à tous les musulmans la responsabilité des attentats terroristes, alors qu’on n’attribue pas à tous les chrétiens la responsabilité des gestes du KKK ou de l’Église baptiste Westboro. Une autre façon est de montrer aux gens les résultats d’un sondage Pew réalisé dans les pays à majorité musulmane, qui montre que les musulmans ont en fait des opinions positives des Américains et des États-Unis. Savoir qu’on est apprécié et respecté a un effet très puissant sur nos perceptions.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.