Grandir dans une ferme

Un terrain propice aux blessures

Les enfants qui vivent à la ferme sont surreprésentés dans les accidents graves. Entre 2002 et 2015 au Québec, 17 d’entre eux sont morts, tandis que 284 ont été hospitalisés pour des traumatismes sévères, révèle une enquête menée par un pédiatre aux soins intensifs en Estrie qui a traité un grand nombre de ces petits patients. Malgré les efforts de prévention, l’enjeu est complexe à éradiquer, car l’implication des enfants est au cœur de la vie agricole.

SAINTE-ANNE-DE-PRESCOTT, — Ontario « On a entendu crier, quand on est allés voir, il était trop tard. »

Flavien Lavigne avait 2 ans lorsqu’il a passé sa minuscule main à travers le carreau d’un grillage qui recouvrait un ventilateur à la ferme familiale. Ce jour-là, Flavien et son frère aîné voulaient jouer dehors, mais leur mère a préféré qu’ils l’accompagnent traire les vaches, jugeant le va-et-vient des tracteurs trop dangereux.

« Les deux garçons jouaient dans l’étable, on trouvait ça plus sécuritaire, ils étaient habitués. On ne sait pas vraiment ce qui est arrivé. On a entendu un bruit et quand je suis allée voir, Flavien avait le bras pris », se remémore Shana Lavigne au sujet de l’accident qui a terrassé son fils, le 28 août 2009. « Mon conjoint a levé le grillage, il a sorti le bras qui s’était décroché, l’a mis dans un pot d’eau froide et on s’est précipités à l’hôpital. »

La famille franco-ontarienne a rapidement été transférée de Hawkesbury à l’Hôpital général pour enfants de Montréal, où une équipe médicale a greffé le bras de Flavien. L’opération a partiellement échoué et il a dû se faire amputer l’avant-bras.

Aujourd’hui, Flavien est âgé de 11 ans et il mène une vie normale.

« Comme Luke Skywalker, il me manque un bras, mais j’ai la force en moi pour faire ce que je veux. »

— Flavien Lavigne, 11 ans

Le jeune garçon allumé fait partie d’une longue lignée d’agriculteurs, la 11e génération depuis l’arrivée de ses ancêtres au Canada en 1665.

Il a accepté de témoigner, avec sa famille, pour sensibiliser les autres enfants aux dangers qui existent dans les fermes, même quand toutes les précautions sont prises.

Son grand-père Alain Lavigne souligne que les carreaux du grillage du ventilateur mesuraient moins de 3 cm. Par ailleurs, l’aire de jeu des enfants était clôturée, tout comme la fosse à fumier, qu’il a encerclée d’une barrière hermétique, après la noyade d’un bambin de 3 ans quelques années auparavant dans celle d’une ferme avoisinante.

« Le dilemme ou le paradoxe, c’est qu’il faut qu’ils baignent dedans jeunes pour devenir agriculteurs », explique Jean-Pierre Lavigne, qui retient ses larmes en parlant de l’accident. « Ils veulent venir avec nous autres. Ça braille si tu les laisses à la maison ! La force de l’agriculture, c’est que c’est une passion qui est transmise dès le jeune âge, mais il y a un envers à la médaille. »

Des accidents fréquents et très dangereux

Dans toute sa carrière de pédiatre aux soins intensifs, les seuls cas d’amputation dont le Dr Claude Cyr a été témoin sont survenus dans un contexte agricole.

« Les traumatismes sont la première cause d’hospitalisation en pédiatrie. Les enfants qui se cassent un bras parce qu’ils tombent en bas d’un monkey bar au parc, c’est extrêmement fréquent. Mais les accidents de ferme, en plus d’être fréquents, c’est qu’ils sont souvent très dangereux », souligne le médecin qui pratique au Centre hospitalier universitaire de Sherbrooke, qui dessert une vaste région rurale.

Avec l’aide d’une résidente, la Dre Gabrielle Spiegle Morin, le Dr Cyr a non seulement voulu chiffrer la problématique qu’il avait observée sur le terrain, mais aussi se pencher sur les causes de ces drames, qui touchent avant tout les garçons.

En épluchant les rapports du coroner et le Registre des traumatismes du Québec sur plus d’une décennie, ils ont déterminé que 67 % des hospitalisations et 82 % des morts auraient pu être évitées en appliquant les directives du NAGCAT (North American Guidelines for Children’s Agricultural Tasks). Développées aux États-Unis, ces lignes directrices visent notamment à arrimer les tâches agricoles confiées aux enfants à leur stade de développement.

Trois grandes causes ont aussi été établies par les médecins : les enfants jouent sans surveillance adéquate dans un environnement à risque, ils accompagnent des adultes à leur travail potentiellement dangereux ou ils exécutent des travaux normalement accomplis par des adultes et qui ne correspondent pas à leur capacité développementale.

« Le paradoxe, c’est que mon message, ce n’est pas de dire que c’est négatif de vivre sur une ferme. Les enfants vivent dans un environnement qui est plus agréable, ils sont plus autonomes, mais ils sont anormalement représentés dans les accidents graves et les amputations. »

— le Dr Claude Cyr, pédiatre au Centre hospitalier universitaire de Sherbrooke

Les accidents de travail sont aussi très fréquents chez les mineurs qui travaillent au sein d’entreprises agricoles. La Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité au travail (CNESST) en a recensé 439 chez les moins de 18 ans, entre 2003 et 2017.

Sensibiliser les enfants

Le cultivateur Sébastien Gaudreault connaît trop bien les dangers associés à la vie à la ferme. Ce dernier est tombé d’un tracteur à l’âge de 3 ans. Cet accident, survenu le jour de l’anniversaire de sa mère le 21 septembre 1971, l’a laissé paraplégique.

« J’étais sur le tracteur avec mon père. Pendant une seconde, j’ai oublié de me tenir et je suis tombé sous la roue. On peut dire que j’ai été chanceux dans ma malchance, j’ai dû tomber dans une petite dépression dans le terrain parce que le tracteur m’a passé dessus et je n’avais pas de blessures visibles, c’est vraiment la colonne vertébrale qui a encaissé le coup », explique-t-il.

Malgré ce handicap, il a repris la terre familiale à Saint-Henri-de-Taillon, au Lac-Saint-Jean, où il pratique aujourd’hui l’agriculture biologique entouré de ses quatre enfants, âgés de 2 à 11 ans.

Depuis 10 ans, il raconte son histoire lors des sécurijours. Ces ateliers de prévention destinés aux enfants qui vivent à la campagne sont organisés par l’Union des producteurs agricoles (UPA), le syndicat qui représente les 72 000 agriculteurs du Québec.

« Ce que je dis tout le temps aux enfants, c’est de s’assurer d’être vus et de rester à bonne distance. » Il faut vraiment monter sur un tracteur pour en constater tous les angles morts, dit-il.

La productrice laitière Diane Ouellet, qui organise des sécurijours depuis 12 ans, souligne que les dangers à la ferme sont très sournois.

« Des fois, pour aller vite, on oublie des choses parce qu’on est stressés par le temps ou par la météo. On est prudents, mais on est tellement baignés dans l’agriculture qu’on voit moins les zones à risque », explique la grand-mère de 14 petits-enfants.

Le risque zéro n’existe pas, ajoute Sébastien Gaudreault.

« Si je sais que je peux prévenir un accident dans l’avenir, c’est cela, ma récompense. Je suis la preuve qu’on peut quand même avoir une belle vie, mais si j’avais pu garder mes jambes, je les aurais gardées. »

— Sébastien Gaudreault, cultivateur

Après la mort d’un enfant de 10 ans enseveli dans une remorque à grains le 4 juin 2017, la CNESST, l’UPA et les Agricultrices du Québec ont décidé de mettre sur pied un comité afin d’éviter qu’un événement semblable ne survienne de nouveau. Au cours des prochains mois, ils travailleront à mettre à jour un guide de sécurité à la ferme pour les familles, publié par la CNESST en 1999.

« Le contenu est bon, mais le contenant n’est plus au goût du jour », explique la directrice générale des Agricultrices du Québec, France De Montigny.

Cette dernière affirme qu’il est grand temps pour le gouvernement de réaliser qu’il manque de garderies en milieu rural et que celles qui existent n’offrent pas des horaires adaptés à la réalité agricole.

« On a tenté de sensibiliser le ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation du Québec (MAPAQ) afin de favoriser l’accès pour minimiser les accidents, mais ça stagne un peu. On sent que oui, la sécurité des enfants, c’est une préoccupation, que oui, c’est important, mais les sous ne suivent pas. »

Elle souligne que les agriculteurs font tout pour garder leurs enfants en sécurité lorsqu’ils doivent les emmener au travail. « Il y en a qui installent des parcs permanents dans les étables avec des télés, illustre-t-elle. Les gens sont très novateurs pour être certains qu’il n’arrive rien, mais il suffit d’une fraction de seconde d’inattention et c’est un point de non-retour. »

Faire évoluer les mentalités

Les morts répertoriées dans l’étude des Drs Cyr et Spiegle Morin ont toutes été engendrées par des accidents avec de la machinerie lourde ou du matériel agricole.

En revanche, les chutes et les accidents de véhicules tout-terrain (VTT) ont causé les blessures les plus graves.

Au Québec, un enfant ou un adolescent de moins de 16 ans ne peut pas, selon la loi actuelle, utiliser un véhicule hors route.

« Le problème, c’est qu’il y a une acceptabilité sociale et l’absence d’application du règlement parce que les policiers n’iront pas sur les fermes donner une contravention à un enfant de 12 ans qui est sur un quatre-roues. Moi, je me bats pour que ce règlement-là reste, mais qu’en même temps, on trouve une stratégie de réduction des méfaits pour les enfants qui les utilisent quand même », explique le Dr Cyr.

Les Drs Cyr et Spiegle Morin ont récemment présenté leur étude lors d’un rassemblement d’agriculteurs en Estrie, où personne n’a été surpris des résultats.

La réduction des accidents passe avant tout par les familles, croit le Dr Cyr.

« Comme pédiatre, on pourrait spontanément dire : il ne faudrait juste pas que les enfants jouent sur un tracteur ou sur un quatre-roues, mais en pratique, on sait que ça n’arrivera pas, parce que ça fait partie de leur culture. »

— Le Dr Claude Cyr, pédiatre au Centre hospitalier universitaire de Sherbrooke

Le Dr Cyr reconnaît qu’il s’agit d’un double message. « La stratégie qu’on a utilisée avec les agriculteurs de notre région, ç’a été de dire : “Regardez, la loi, c’est 16 ans, mais si vous jugez que votre enfant de moins de 16 ans est assez mature, voici une fiche d’évaluation pour déterminer si, d’un point de vue moteur et comportemental, il a ce qu’il faut pour conduire un VTT.” On a pris la gageure qu’il y a probablement des parents qui vont utiliser cet argument-là pour les empêcher d’utiliser un VTT. »

Sébastien Gaudreault estime aussi que les limites d’âge sont difficiles à faire respecter. « C’est un peu un paradoxe d’essayer de vouloir les intéresser jeunes, mais qu’en même temps, ils ne peuvent pas toucher à rien », souligne-t-il.

Son accident ne l’a pas rendu « papa poule » et ne l’a pas traumatisé. Il sait faire la part des choses. Ses enfants montent avec lui dans son tracteur, muni d’une cabine et de ceintures de sécurité.

« Il faut vraiment être prudents, mais en même temps, si tu n’emmènes pas les enfants parce que tu trouves cela trop dangereux, jamais ils n’auront la piqûre et jamais ils n’auront l’amour de ce que tu fais. »

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