Opinion

De la beauté de « sortir du cadre »

On exige de plus en plus que l’humain soit dans la norme, formalisé, le tout dans un monde technique, désincarné, financiarisé. Dans le système québécois de santé et de services sociaux, où prévalent la mesure et l’encadrement de toute activité, c’est d’autant plus une réalité cinglante.

Sous le couvert d’une plus grande efficacité, les intervenants de la « relation d’aide » qui souhaitent aider voient souvent leur capacité d’agir limitée du fait des contraintes qui se multiplient. L’intervenant voudrait poser des gestes, intervenir, mais il ne peut le faire que difficilement ; il doit plutôt appliquer un protocole déshumanisant.

Quand l’humain et l’intervention sont réduits à des chiffres dans les colonnes d’un cadre financier, rien ne va plus. Comme l’a écrit l’artiste Wartin Pantois, à l’occasion d’une récente intervention artistique nommée Cadrature/Sortir du cadre, il importe de questionner « les modes de régulation "opérationnels" propres aux sociétés occidentales actuelles, basés sur l’efficacité et la mesurabilité plutôt que sur le sens donné aux pratiques et à leur légitimité. Ces cadres normatifs […] réduisant les acteurs sociaux à n’être que les rouages adaptés d’une machination qui tourne à vide ».

Le cadre, c’est cette idéologie rationaliste, utilitariste, nourrie au néolibéralisme et à la mondialisation, qui prétend que tout peut être objectivé, sécurisé, encadré.

Une idéologie touchant toutes les sphères de l’humain et ses activités, les politiques, le tissu social et aussi notre intimité. L’opium du peuple est cet ennemi accepté, pour paraphraser Georges Bataille, un monde à la merci des gestionnaires et des partisans d’une privatisation comme seule issue aux défis du réel, où l’humain est un produit comme les autres, consommable, paramétrable, jetable.

Nouvelle gestion et épuisement professionnel

Dans le réseau de la santé et des services sociaux, les intervenants sont épuisés de ne pas avoir la latitude nécessaire pour œuvrer convenablement. Alors que fait rage et sévit le cadre de la nouvelle gestion publique (NGP), l’humain est nié dans son essence même. La NGP est ce mouvement néolibéral mondial de réformes des administrations publiques qui prétend augmenter l’efficacité et l’efficience, mais qui n’en finit plus de démontrer sa nuisance tragique. L’échec de la gestion Lean telle que mise de l’avant dans le réseau, soit une application bête des principes Lean axés sur les mesures quantitatives de réduction des gaspillages, en est le plus triste exemple.

Faire toujours plus (avec moins) n’est pas toujours mieux. Sur le terrain, les problèmes sont sans appel : conditions de pratique inacceptables, exigences insensées et dysfonctionnelles, ressources insuffisantes, surcharge de travail, désarticulation des valeurs et de la déontologie, individualisation des problématiques.

Cette idéologie gestionnaire en marche vient instrumentaliser l’intervenant « au service d’objectifs financiers, opératoires, techniques qui lui font perdre le sens de son action, jusqu’au sens de son existence », de souligner Vincent de Gaulejac. Car, ne soyons pas dupes, le « souci de mesurer la performance » et « la priorisation des principes d’efficience économique », de même que « l’imputabilité des acteurs », ne sont que des termes valises s’achetant une « respectabilité » pour mieux imposer du contrôle institutionnalisé et cadenasser toute tentative de faire son travail avec sens et cohérence.

Effets positifs induits par le respect de l’humain

Telle une ironie dévastatrice, c’est sur l’autel de l’efficacité/économie que ce cadre nous est vanté, alors qu’il en coûte énormément à la société et en regard du bien-être populationnel – tenter d’intervenir dans l’empressement sur des problématiques tangibles n'est pas une avenue en termes de dépenses publiques. La mise sous pression, la bureaucratie outrancière, les coupes, les pseudométhodes d’efficacité, n’aident point : cela éloigne, au contraire, de l’essentiel, de la relation, de l’aide véritable. Socialement et économiquement, il n’y a rien de plus « rentable » que des interventions porteuses, loin des protocoles aseptisés ; l’efficacité profonde se dévoile en prenant le temps nécessaire, en étant non contraint, libre d’action. Quand il y a un respect des valeurs des professions et surtout un respect de l’humain dans sa singularité.

Ce cadre, imposé et érigé en système, nuit à l’intervention ; il limite et opprime l’expérience humaine. L’enjeu est universaliste et invite à s’émanciper d’un dispositif moral et psychologique aliénant, là où la technique remplace le jugement clinique et où les protocoles remplacent la créativité et le travail bien fait. Il y a ainsi de la beauté à sortir d’un cadre oppressant afin de retrouver l’éthique et le sens de nos pratiques. Face au désœuvrement, il y a du beau à être des hommes et femmes « révoltés », comme l’entendait Camus, à dire non au cadre.

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