Chronique

Le bâtisseur en colère

C’est vrai qu’il est charmeur, c’est vrai qu’il sourit et parle aimablement. C’est vrai… mais soudain, son visage affable se ferme si fort qu’on croit entendre un bruit de métal.

La colère n’est pas loin dessous la peau, même s’il la contient.

La colère de celui qui a construit des grands morceaux du Québec des 30 dernières années.

En roulant de chez lui au centre-ville pour aller témoigner à la commission Charbonneau, Tony Accurso voit ses ouvrages partout, roule dessus, passe en dessous.

Naguère, on n’avait pas honte d’être vu à ses côtés. Ni le président de la FTQ ni les banquiers. La Banque Nationale adorait Tony Accurso, hier encore. S’il a fourni des rendements de 13 % au Fonds en 19 ans, il a aussi rapporté gros à la Banque Nationale.

Les gens de l’aluminerie Alouette lui ont donné un trophée si gros, quand il a terminé son chantier, qu’il aurait fallu deux ou trois hommes forts pour le transporter. « Je voulais l’apporter ici, mais mon avocat n’a pas voulu… »

Quand on parle aux gens du milieu, on comprend que plein de gens voulaient lui donner des trophées immenses. Ses chantiers étaient bien menés. Il respectait les échéances. Le travail était bien fait. Ses entreprises sont des modèles de compétence.

« Est-ce parce que vous vous faisiez envoyer les meilleurs ouvriers grâce à vos contacts auprès des chefs syndicaux ? », a demandé la procureure Sonia Lebel de différentes manières.

Pas du tout, a répondu Accurso. La clé, c’est le leadership sur le chantier. De bons contremaîtres. Des surintendants compétents. Un plan clair. Du bon équipement. Tous les ouvriers deviennent bons dans ce temps-là. Surtout s’ils savent qu’un autre job les attend à la fin du chantier, parce que l’entreprise a un autre contrat.

Il avait cette réputation-là. Les politiques aussi l’aimaient. De plus en plus loin, mais ils l’aimaient.

Et là ? Là, on ne veut le voir ni à la FTQ, ni au Fonds, ni à la banque, ni au restaurant si on est un politicien. Accusé trois fois au criminel. Désigné comme un sombre comploteur, un organisateur de la collusion…

Alors il répondra aux questions le plus aimablement possible. Il n’a pas le choix, même s’il est humilié. Mais il enrage.

LE NATIONALISTE

Hier, il nous a résumé son parcours de bâtisseur, parti d’une petite entreprise de construction à un empire colossal à l’échelle du Québec.

Il a bien expliqué son système : il possédait non seulement des entreprises de construction, mais également des entreprises qui fabriquaient des matériaux – en particulier des tuyaux. Et une carrière.

« Je pouvais demander un petit escompte à chacune de mes compagnies et j’étais sûr d’avoir le meilleur prix, je pouvais ramasser n’importe quel job. »

Oui, le Fonds l’a aidé à acquérir des entreprises. La vision de Louis Laberge, président de la FTQ au moment de la création du Fonds de solidarité, consistait à mettre sur pied un grand groupe québécois.

« J’aurais pu aller à Toronto facilement, mais je suis fier d’être Québécois. »

Il a fait allusion au fait que la société Simard-Beaudry, qu’il a acquise en 1999, était convoitée par une « multinationale », sans la nommer.

On dira qu’il « joue la carte » nationaliste, et sans doute n’est-ce pas sans calcul. Sauf que ce n’était pas un jeu. Accurso a été un produit et un porte-étendard du nationalisme économique promu par le Fonds, en partenariat avec la Banque Nationale.

Plus personne ne voudrait s’en réclamer à cause des enquêtes que l’on sait. Il n’en demeure pas moins que la présence du Fonds de solidarité dans l’économie québécoise visait à soutenir des entreprises comme celles d’Accurso qui n’arrivaient pas à trouver assez de capitaux auprès des banques. Ces entreprises conservaient et développaient des emplois, mais ce n’était pas que ça. On les aidait à croître, tant pour le rendement qu’à des fins de stratégie de développement économique « national ». Elles devenaient des symboles.

Accurso a dû se départir de ses entreprises, qui sont en partie entre les mains de ses enfants. Ça ne l’empêche pas de déplorer que le « pendule » ait « swingué » trop loin du côté de la méfiance : les fonctionnaires ont peur d’accepter des « changements de commande » (les extras !), les banques ne veulent plus prêter, tout le monde est frileux…

Il ajoute aussitôt que c’est ce qu’il entend entre les branches, chez Arcand ou ailleurs, parce que lui, il n’est plus là…

Physiquement, sans doute. Mais on n’abandonne pas d’un coup un domaine et un empire où l’on a mis 40 ans de sa vie.

La présidente essaie de lui faire admettre que le pendule était pas mal trop du côté de la permissivité. Ça lui prend toute son énergie pour dire simplement : « Je ne suis pas d’accord. »

Le visage se ferme alors pour que la colère ne sorte pas. Il a l’air de lui dire : avez-vous seulement vu un bulldozer de toute votre vie ?

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.