Chronique

Une chance que la beauté existe…

Quelques jours avant de partir en vacances, j’ai reçu une brique de 458 pages au bureau. Sa couverture était illustrée d’un détail du plafond de la chapelle Sixtine peint par Michel-Ange.

L’auteur de la brique était nul autre que Maxime-Olivier Moutier, psychanalyste et écrivain qui ne se considère pas comme un écrivain, mais comme un « artiste contemporain qui écrit ». Sa brique a pour titre Journal d’un étudiant en histoire de l’art et, bien franchement, j’ai failli la laisser moisir au bureau. La fatigue accumulée, doublée de mon désir furieux de rompre avec mon quotidien, m’incitait à plonger dans un polar scandinave ou chinois, ou même dans un vieux Michael Connelly. N’importe quoi pour ne pas me farcir les déboires d’un type de 37 ans, marié et père de trois enfants, qui décide de faire un certificat en histoire de l’art à l’UQAM.

Pourtant, dans un geste irrationnel, j’ai pris la brique de 458 pages, l’ai fourguée dans mon sac, puis dans ma valise. Et contre toute attente, le premier jour de mes vacances – bon, disons le quatrième –, j’ai ouvert le bouquin de Moutier avec l’intention de lire une page ou deux et de gentiment le déposer sur la pile de livres que je n’aurai jamais le temps de lire. 

Une heure plus tard, je n’avais toujours pas abandonné ma lecture. Et pendant les trois journées subséquentes, je n’avais qu’une hâte : retourner à l’UQAM et replonger avec Moutier dans cet univers aussi banal que fascinant. Banal parce que nous sommes à Montréal, aujourd’hui, dans une université qui n’a plus de secrets ni vraiment d’attraits. Mais fascinant parce que Moutier, tout artiste contemporain qu’il soit, est un fabuleux écrivain, cultivé, mais jamais arrogant, qui écrit simplement, mais avec force détails, s’interrogeant sur le monde autour de lui avec acuité, une belle curiosité intellectuelle et une lucidité qui n’entravent jamais son sens de l’émerveillement.

Passant d’une noyade dans un spa de banlieue à l’urinoir de Marcel Duchamp, de Chris Burden, un artiste qui s’est fait crucifier sur une Volkswagen, à la performance d’un Chinois qui mange un fœtus cru, aux comptes à payer, aux enfants qui grandissent, à la femme de ménage, au bonheur d’apprendre et à la station-service de Mies van der Rohe sur l’île des Sœurs, Moutier nous entraîne dans la folie foisonnante du monde contemporain, tout cela depuis le carrelage en terra-cotta de l’agora de l’UQAM à laquelle il ne cesse de rendre hommage. Aucun doute : ce livre fut un de mes coups de cœur de l’été et sera sans aucun doute un des succès de la rentrée.

Aussi étais-je ravie à mon retour de vacances de voir que Moutier était invité sur le plateau de 125, Marie-Anne. Autour de la table de Christiane Charette, il y avait ce soir-là Cœur de pirate, Yves Jacques, Denis Gagnon et un Normand Brathwaite débordant d’enthousiasme à l’idée de reprendre l’animation de Piment fort à TVA cet automne et ne cessant de nous rappeler comme un record Guinness ou un signe ostentatoire de richesse qu’au faîte de sa gloire, Piment fort faisait des cotes d’écoute quotidiennes de 1 million et des poussières. Yes, madame ! Un million et des poussières ! On ne rigole plus.

Or, à la fin de l’entrevue avec Moutier, Christiane a demandé aux invités autour de la table qui voulait lire son bouquin. Il y a eu un silence gêné et puis… personne. Personne ne voulait du bouquin de Moutier.

P-E-R-S-O-N-N-E !

Nous étions bien dans une émission culturelle diffusée par une télé éducative publique au sein d’une société qui se distingue par sa culture et son amour des arts. Et pourtant aucun des quatre participants, tous des créateurs, n’avait un intérêt pour ce livre dont Christiane avait pourtant dit à 28 reprises qu’il était formidable ! Cœur de pirate n’était pas encore remise du choc du Chinois amateur de fœtus cru. Yves Jacques avait trop de textes à apprendre. Denis Gagnon n’a pas dit un mot. Et Normand Brathwaite a estimé qu’il trouverait le livre de Moutier redondant, reprenant à son compte la critique formulée par Moutier sur les dernières années de Piment fort quand, à son avis, l’émission est devenue redondante.

Puisque Moutier avait critiqué son émission, Moutier serait puni. Puisque Moutier avait osé émettre une réserve au sein de la société d’adoration mutuelle, il serait boudé. Ainsi va la vie dans le merveilleux monde du showbiz québécois.

Heureusement qu’à la fin, après que Christiane lui a eu tordu le bras, Brathwaite a consenti à partir avec un exemplaire gratuit du livre. Il a accepté, oui, mais avec le sourire forcé d’un gars en route pour un traitement de canal.

Une chance que la beauté existe, écrit Moutier dans son Journal d’un étudiant en histoire de l’art. Une chance, en effet. Une chance qu’il existe encore des écrivains, des amoureux de l’art et de l’art tout court. Une chance que malgré tout, et même si ça n’intéresse qu’une poignée de fous et d’illuminés, nous avons encore, de temps en temps, à nous mettre sous la dent et à nous nourrir intellectuellement autre chose que des piments forts.

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