Repenser le capitalisme

Entrevue avec Muhammad Yunus, Prix Nobel de la paix

Muhammad Yunus décrit un avenir meilleur – sans chômage, sans pauvreté et sans émissions de gaz à effet de serre – comme s’il refaisait le monde avec ses amis d’université dans un café. La différence ? L’homme de 77 ans a un prix Nobel de la paix en poche et l’oreille des plus riches de la planète. Rencontre avec un éternel optimiste.

Muhammad Yunus croit que si rien ne change, des millions de travailleurs, remplacés par des machines carburant à l’intelligence artificielle, seront bientôt sans emploi. « Après l’intelligence artificielle, on fera face à la superintelligence. L’humain sera un cafard à côté de la machine. Quel sera le rôle de l’être humain à ce moment-là ? », demande-t-il.

Cet avenir, le lauréat du prix Nobel de la paix peut l’imaginer, mais il refuse de s’y résigner. « Les gouvernements dictent qui peut utiliser tel ou tel médicament et en contrôlent l’accès. Avec la technologie, il n’y a pas de mécanismes de ce genre, pas de gardien de la porte. Au nom du profit, de l’économie de marché, on peut développer ce qu’on veut. Ça ne tient pas la route. Les gouvernements ont le pouvoir de légiférer », dit Muhammad Yunus, ajoutant que la technologie doit être au service de l’être humain et de l’environnement. Pas le contraire.

Depuis plus de 40 ans, Muhammad Yunus se bat contre le dogme économique capitaliste qui a créé quelques grandes fortunes, mais surtout des milliards de pauvres ainsi que la dévastation de la planète. Il était professeur d’économie à Chittagong, dans son Bangladesh natal, lorsqu’il s’est demandé comment casser le cycle de la pauvreté extrême dans les villages du Bangladesh.

Au lieu de faire la charité, Muhammad Yunus a décidé de prêter des petites sommes aux villageois qui voulaient s’acheter qui une chèvre, qui une brouette pour les aider à augmenter leurs revenus.

L’idée a fait boule de neige et s’est transformée en banque de microcrédit. La banque Grameen, ou « banque des villages », qu’il a fondée, prête plus de 2,5 milliards US par année à de petits entrepreneurs – en grande majorité des femmes – issus des classes les plus défavorisées du Bangladesh. Le taux de remboursement de ces petits prêts frôle les 100 %. Et le concept a fait des petits un peu partout dans le monde. La banque Grameen a même aujourd’hui 19 succursales aux États-Unis et soutient les projets d’entrepreneurs boudés par les banques traditionnelles.

À ce jour, plus de 300 millions de personnes ont échappé à la pauvreté extrême grâce au microcrédit, un constat qui a impressionné le comité du prix Nobel de la paix. En 2006, ce dernier a décerné la prestigieuse récompense à Muhammad Yunus et à sa banque.

Malgré cette reconnaissance, l’homme, âgé aujourd’hui de 77 ans, ne l’a pas toujours eue facile. En 2011, le gouvernement du Bangladesh a invoqué son âge pour lui enlever le contrôle de sa banque. Mais il en fallait plus pour abattre l’économiste qui semble posséder une énergie débordante.

Lors de notre rencontre, il venait tout juste de débarquer de l’avion après un long voyage improbable qui l’a porté du Bangladesh à Montréal, en passant par le Qatar, Moscou et Londres. Malgré le voyage épuisant, il était tout sourire et tiré à quatre épingles dans son impeccable tunique grise, devenue sa marque de commerce.

Tour du monde

Ces jours-ci, Muhammad Yunus fait le tour du monde pour promouvoir l’idée d’un système économique à l’image de sa banque : finançant les plus pauvres au lieu des plus riches, encourageant l’entrepreneuriat plutôt que la dépendance aux programmes sociaux et privilégiant les projets qui rendent la vie des humains meilleure et la planète, plus saine. « Un monde avec zéro pauvreté, zéro chômage et avec zéro émission de gaz à effet de serre », dit-il.

Jeudi, à l’invitation de C2 Montréal, il était de passage dans la métropole pour parler de son dernier livre, A World of Three Zeros (Un monde à trois zéros), dans lequel il élabore ces idées pour repenser le capitalisme.

Il n’est pas de ceux qui croient que les inégalités grandissantes – concentrant autant de ressources dans les mains de huit entrepreneurs (la plupart dans la Silicon Valley) que dans les mains de la moitié de la population mondiale – peuvent être effacées en fournissant à tous un revenu minimum garanti, comme le prône un large pan de la gauche canadienne. Il croit plutôt que le salut du monde passera par la multiplication des entrepreneurs sociaux, concept dont il est l’une des plus célèbres incarnations.

« Tous les êtres humains sont des entrepreneurs. Ils ont le choix entre être des entrepreneurs qui ne pensent qu’à faire de l’argent ou des entrepreneurs qui essaient de régler les problèmes de la planète. Les deux doivent être reconnus. »

— Muhammad Yunus, Prix Nobel de la Paix en 2006

« Aujourd’hui, la théorie économique ne reconnaît que la première catégorie. Du coup, nous sommes devenus cupides. Si on combine le désir de faire de l’argent pour s’occuper de soi-même avec le désir de s’occuper des autres, on obtient un entrepreneur social et on s’approche davantage de la vraie nature de l’être humain », dit-il.

Ce message, il le fait entendre dans les universités, sur les plateaux de télé et dans les grandes conférences. Mais il le porte aussi aux mieux nantis de ce monde que sont les Bill Gates, les Jeff Bezos et les Mark Zuckerberg. Il essaie de les convaincre qu’au lieu d’être des capitalistes classiques, qui se transforment en philanthropes pour régler des problèmes qu’ils ont parfois contribué à créer, ils pourraient faire le bien à même leurs entreprises. « Je les ai rencontrés face à face plusieurs fois. Je leur parle de l’entrepreneuriat social. Le message ne passe pas tout de suite, mais il fait son chemin », dit Muhammad Yunus.

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