Société

L’éloge trompeur de la bedaine de bière

Les hommes subissent une pression grandissante pour avoir un corps parfait. Des magazines masculins présentent d’ailleurs mois après mois des exercices « faciles » pour se sculpter des abdos d’enfer. C’est terminé, tout ça. En 2015, l’homme idéal, c’est encore Leonardo DiCaprio, mais avec une bedaine de bière.

D’où sort cette idée qui fait fureur sur l’internet depuis deux semaines ? D’un blogue qui faisait l’éloge du « dad bod » (de dad body, corps de papa). Mackenzie Pearson a observé les gars que sa coloc – une admiratrice du « dad bod » – trouvait attirants et a exposé les raisons pour lesquelles les femmes craquent pour ce physique, disons, ordinaire.

En gros, le gars au corps coussiné envoie le signal qu’il s’entraîne, mais saute volontiers des séances pour prendre une couple de pointes de pizza arrosées de bière. Il n’est pas obèse, mais ne ressemble pas à ceux qui soulèvent des poids en se regardant dans le miroir. Auprès de lui, une fille a toutes les chances de paraître plus mince…

Le texte de Mackenzie Pearson a eu un écho dans quantité de médias américains (même Jon Stewart et Jimmy Fallon en ont parlé) et ailleurs dans le monde. En moins de temps qu’il en faut pour dire « buzz », ce simple texte passait pour un phénomène de société.

Marc Lafrance, sociologue de l’Université Concordia, constate que l’Américaine s’appuie sur une vision « hautement traditionnelle » des relations hommes-femmes. D’un côté, des femmes préoccupées par leur physique et en quête d’un homme à marier ; de l’autre, un gars qui aime la bière, le sport et ne se soucie pas trop de son apparence.

« Cette vision du genre et de la sexualité suggère que les relations hommes-femmes n’auraient que très peu changé au cours des dernières années. »

— Marc Lafrance, sociologue

« Ça suggère que le féminisme n’aurait eu que très peu d’impact sur la société nord-américaine et que les masculinités multiples dont on parle depuis un certain temps n’existent pas, ou ne devraient pas exister », observe-t-il

UNE VISION « RÉTROGRADE »

À son avis, il s’agit d’une lecture « rétrograde » des relations hétérosexuelles et il doute qu’elle représente la réalité. « Sans doute que beaucoup d’individus s’identifient à cette vision des rapports hommes-femmes, mais des données scientifiques montantes montrent qu’une masse critique d’hommes et de femmes la rejettent », fait valoir le sociologue.

Cet éloge du « dad bod », remarque Marc Lafrance, condamne aussi « parfois ouvertement et parfois de manière implicite » le fait que la masculinité est en train de changer. « Beaucoup d’hommes refusent de vivre juste pour la bière et le sport. Ces hommes apprivoisent la cuisine, prennent soin de leur corps, valorisent davantage la communication et la réflexion, expose-t-il. Ces hommes ne sont pas des hommes féminisés. Ils reflètent les réalités de notre époque. »

Sur les réseaux sociaux et ailleurs, plusieurs ont souligné que cet éloge de l’homme coussiné s’appuie sur une vision sexiste : si la fille aime le gars plus rond, c’est que les pressions qu’elle subit pour être belle (lire : mince) l’insécurisent. D’ailleurs, ferait-on l’éloge du « mom bod » avec son petit ventre mou parfois strié de vergetures ? Encore une fois, c’est deux poids, deux mesures.

L’enthousiasme stupéfiant autour du « dad bod » (présenté comme corps « vrai »), Marc Lafrance l’explique de deux façons. Il s’agirait d’abord d’une réaction contre le corps plus ou moins réaliste valorisé par l’industrie des cosmétiques, la mode, les magazines et la pornographie. Mais ce discours lui semble aussi nostalgique.

« Une nostalgie des relations hommes-femmes traditionnelles et d’un modèle d’hétérosexualité plus simple, analyse-t-il, comme celui qu’on voyait il y a 20 ans et surtout avant l’effondrement économique de 2008, qui a suscité d’énormes changements à l’égard des rôles des genres, du marché du travail, de la structure familiale, etc. »

Sexiste envers les femmes, critique envers les hommes, cet éloge de l’homme à la petite bedaine (qui n’est ni plus ni moins qu’un faire-valoir de la femme mince qu’il accompagne) ne serait pas aussi libérateur qu’il en a l’air. « Il se caractérise finalement par une condamnation assez rude de ces hommes qui privilégient […] un modèle de masculinité plus recherché », conclut Marc Lafrance.

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