Science

Voyage au bout de l’Humain

À 46 ans, Christian Clot a visité les quatre coins de la planète. Depuis quelques années, il a décidé d’offrir son corps à la science : il s’est rendu dans les environnements les plus extrêmes et a mesuré ses réactions physiologiques.

UN DOSSIER DE MATHIEU PERREAULT

Atteindre les limites du corps

Transi de froid, terrassé par la chaleur, étouffé par l’humidité. De l’Iran à la Patagonie, de la Sibérie à l’Amazonie, Christian Clot a séjourné un mois dans quatre des zones les plus hostiles à l’homme, atteignant les limites des capacités des appareils de recherche biomédicale. La Presse s’est entretenue avec l’explorateur français à l’occasion de la publication de son livre Au cœur des extrêmes.

Quelle a été la genèse de votre projet ?

Ça s’est fait en deux temps. En 2005, je mets en place les premiers programmes d’étude. Dans la vie de tous les jours et en expédition, j’ai observé des personnes en détresse. J’ai constaté qu’on n’avait pas de données sur ce qui se passait alors, seulement des témoignages. Je menais beaucoup d’expéditions à l’époque. Les gens qui m’accompagnaient vivaient des choses difficiles. Pendant quatre ou cinq ans, on a fait ça seulement du côté psychologique, avec des questionnaires. J’ai vu que c’était un peu limité. En 2013, j’ai décidé de fonder un institut de recherches neurobiologiques se consacrant aux humains en conditions réelles. Je suis lié à plusieurs laboratoires de l’Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale).

Quelles autres études ont été faites sur la question ?

Il y en a eu beaucoup sur le plan physiologique pour la température, le chaud, le froid. Pas mal de choses aussi en psychologie, en gestion du stress. Par contre, en neurobiologie, sur les modifications physiologiques du cerveau, absolument rien. Encore plus étonnant, il n’y a rien sur les corrélations entre ces différents domaines et les situations environnementales. Pourtant, nous sommes fondamentalement liés à l’environnement où l’on évolue.

Pouvez-vous donner un exemple de cette corrélation ?

Je mesure la température centrale du corps avec des capteurs dans des gélules que j’avale. Je relie les variations de température avec des biais cognitifs comme l’effet tunnel ou la perte de vigilance. Ces biais surviennent systématiquement quand il y a un dérèglement de la température centrale et du rythme cardiaque. Le but final serait de trouver des marqueurs qui ne sont pas directement liés à la fonction cognitive, par exemple la température corporelle, le rythme cardiaque ou la transpiration.

Mesurez-vous le contenu de votre transpiration ?

Jusqu’à maintenant, nous n’étions pas bien équipés pour mesurer les marqueurs biologiques de la transpiration ou de la salive. On ne faisait que le sang et l’urine. C’est un gros axe d’amélioration pour la prochaine étape. À la base, les outils pour faire cela n’existent pas. Par exemple, pour le régime R-R cardiaque [mesure multifactorielle du rythme cardiaque], l’outil pesait 15 kg, il y a 10 ans . Là, il pèse 150 g et a la taille d’une pièce de deux dollars.

Comment améliorez-vous ces appareils ?

Nous travaillons avec le CSEM (Centre suisse d’électronique et de microtechnique). Ils sont très avancés. Nous leur donnons nos « inputs » pour améliorer l’interface corps-outil.

Y a-t-il un marché pour ces appareils, ou sont-ils conçus seulement pour vos expéditions ?

Il est double. Dans le grand public, les personnes qui s’entraînent et veulent s’améliorer. Pour le moment, les appareils que nous avons mis au point avec le CSEM n’ont pas réussi à percer ce marché. Deuxièmement, il y a la recherche et le suivi médical ambulatoire, particulièrement pour la mesure du rythme cardiaque R-R en situation de stress. Mais c’est un marché assez niché. Le CSEM a d’autres projets, mais le financement est très compliqué. Pour ce moniteur R-R, le budget a été de 220 000 euros (325 000 $ CAN environ). Mais pour un nouveau système d’électrocardiogramme portatif, le budget serait de l’ordre du million d’euros. Les EEG, sur le terrain, c’est l’enfer, il n’y en a aucun qui marche correctement. Ils sont trop lourds, il y a trop de fils. Nous, on veut faire un système sans fil. Pour le suivi du sommeil, la chronobiologie, c’est intéressant parce que les fils perturbent le sommeil.

Avez-vous d’autres exemples de systèmes à développer ?

J’aimerais avoir un outil très intégratif, qui ferait les analyses cardiaques, sanguines, EEG et autres. S’il était facile à utiliser et assez robuste, il y aurait un vrai marché, par exemple les ONG qui vont sur les terrains d’urgence.

Quels sont les autres milieux que vous entendez visiter dans le cadre de ce projet ?

J’ai été dans presque tous les milieux, mais il y a de nombreux déserts qui seraient intéressants. Je n’ai pas non plus beaucoup été en Antarctique. Il y a aussi tout ce qui est souterrain, avec l’absence de temps et de lumière. Après, il y a l’adaptation aux groupes. Les milieux humains peuvent devenir une source de stress, les zones de guerre, les entreprises, les bidonvilles. Dans les entreprises, on pourrait étudier les travailleurs. Mais c’est difficile parce que l’humain ne veut pas trop être observé.

D’où l’intérêt pour les expéditions vous vient-il initialement ?

J’ai toujours été très passionné par l’humain, la vie sur Terre, comment il s’est adapté à tous les climats. J’étais réfractaire au système scolaire, je suis parti faire de la montagne et d’autres choses. Après, quand j’ai trouvé l’envie de travailler, je me suis intéressé à la biologie et la neurobiologie. Je me considère plus comme un chercheur que comme un scientifique ou un analyste. Je mets en corrélation des systèmes et des gens. L’avantage de mon parcours est que j’ai des connaissances dans plein de domaines.

Est-ce que c’est un trait de votre famille ?

Mon père était ingénieur, chercheur en microélectronique. Mes parents par chance ont toujours aimé voyager. J’ai de la famille au Canada, à Montréal notamment. C’est un pays qui m’a donné l’envie de la découverte.

D’un extrême à l’ autre

Les milieux extrêmes où a séjourné l’explorateur Christian Clot sont situés aux quatre coins du monde. Voici des passages des quatre expéditions décrites dans son livre Au cœur des extrêmes.

Amazonie, Brésil

« Les plus de 40 °C de température accompagnés de 100 % d’humidité relative mettent le corps à rude épreuve. Des constantes qui lui imposent une sensation supérieure à 75 °C selon l’indice humidex. La température déjà peu supportable pour l’homme pose encore plus de problèmes avec une telle humidité du fait que nos organes peinent à évacuer leur chaleur par la transpiration puisque la transformation de l’eau en gaz ne se fait plus correctement. Un stress thermique violent qui demande un effort considérable au système circulatoire et impose une stratégie de surveillance sans faille. La brûlure de l’air trempé se répand dans mon corps à chaque respiration, coule sur ma peau, bouche mes narines en brouillant mon regard. Je me concentre pour repousser l’angoisse qui tente de m’envahir, en réduisant mon rythme cardiaque et respiratoire pour occulter l’impression d’étouffement.

Le Dasht-e Lut ou Désert de Lout, Iran

« La température est redescendue de quelques degrés. De plus de 56 °C à 51 °C. À gestes comptés, je m’active. Relacer mes chaussures. Plier la bâche argentée qui m’a offert un peu d’ombre et les équipements qui m’ont permis de passer la journée. Remettre mon harnais, m’attacher au timon du chariot. Marcher. Les premiers pas m’arrachent des gémissements de douleur. Mon corps réclame de l’eau. Mes articulations semblent rigidifiées et mes hanches sont presque en sang en raison du frottement des vêtements et du harnais devenus du carton avec l’évaporation de la moindre molécule d’eau. Je n’avance qu’à 1,5 km à l’heure, peut-être 2, durant une à deux heures. Dérisoire. Si peu utile pour ma progression globale. Mais j’en ai besoin. Ces kilomètres me prouvent que je suis vivant. »

Monts DE Varkhoïansk, Iakoutie

« Rester quelques minutes dehors à - 50 °C et rentrer au chaud n’est pas un problème. Ce que l’on ne sent pas, c’est le temps que le corps va mettre pour réchauffer ses membres et l’énergie qu’il va devoir dépenser. Une dépense énergétique épuisante qui nous fait en général bien dormir. Lorsque l’on est dans l’incapacité de se mettre à l’abri, préserver sa température devient un combat difficile à gagner. Ce n’est pas le froid en tant que tel qui est le plus dangereux. La douleur aux extrémités – les “débattues” lorsque le sang revient dans les membres –, qui envahit parfois tout le corps lorsque les froids sont intenses, est plutôt bon signe. Le vrai risque vient du refroidissement qui s’installe en profondeur, qui glace de l’intérieur au point que le corps ne possède plus suffisamment de calories pour regagner des degrés. »

Patagonie, Chili

« Je réalise à cet instant combien j’ai froid. J’ai de l’eau jusqu’aux genoux dans ma combinaison et mes vêtements intérieurs sont mouillés. La pression des turbulences a ouvert un passage par les coutures, mais aussi les collerettes de cou et des poignets. En équilibre précaire sur les rochers, je vide en partie mon kayak et j’effectue une réparation sommaire sur la gouverne. Dans mon état, je ne peux pas attendre la mer étale pour trouver un lieu de camp. J’enfouis au fond de mon crâne l’appréhension qui m’étreint à l’idée de me relancer à l’assaut des vagues, et je remets le kayak à l’eau. En longeant les roches de la côte, heureusement dépourvues de kelp, sans doute en raison des courants, j’évite les tourbillons principaux et seuls quelques reliquats qui jouent les agités sans en avoir la carrure me chahutent. »

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