OPINION ÉDUCATION

Choisir d’être pédagogue

C’est refuser de se plier aux préceptes du néolibéralisme qui voudraient faire de l’éducation un service comme les autres

Alors que certains voudraient nous faire croire que la pédagogie n’a d’autre fonction que de rendre nos enfants niais ou de toujours niveler par le bas, des milliers d’enseignants de tous les niveaux continuent de choisir journellement d’être de véritables pédagogues.

Or, choisir d’être pédagogue, c’est justement refuser de choisir la facilité. C’est refuser de se plier aux préceptes du néolibéralisme qui voudraient faire de l’éducation un service comme les autres.

Choisir d’être pédagogue, c’est toujours se rappeler les mots de Freire qui affirmait qu’il n’existe que deux postures possibles en éducation, celle de celui qui sert l’oppression ou celle de celui qui travaille à l’émancipation. Or, l’émancipation est autrement exigeante. Il est impossible d’y travailler avec les outils de l’oppression.

À l’heure où tous les médias, par tous les canaux possibles, œuvrent à laminer leurs vérités sur les esprits, à l’heure des fausses nouvelles et du tout au paraître, il est impossible de prétendre contribuer à libérer l’autre en lui transmettant simplement d’autres vérités, nos vérités, celles validées par une science ou un programme d’études. Vérités contre vérités ne produira jamais d’autres résultats que la reproduction d’une relation au savoir et d’une relation au pouvoir qui maintiennent l’étudiant dans un état de dépendance et de sujétion. Le pédagogue refuse cette avenue.

Le pédagogue sait néanmoins – parce que Bourdieu et Passeron l’ont si bien montré – que l’école a été conçue pour reproduire. Comme Foucault, il sait encore que les structures et les relations de pouvoir au sein de l’école et du système éducatif n’ont pas pour finalité de libérer ou d’émanciper.

En fait, le pédagogue sait qu’il joue lui-même un rôle dans ce système. Que malheureusement, il le cautionne en y œuvrant. Et même qu’il transmet, bien malgré lui, un savoir implicite qui prépare l’étudiant à respecter l’autorité, à calmer sa révolte contre l’injustice.

Aucun pédagogue se revendiquant de ce nom ne voudra jamais contribuer à l’oppression ou à la sujétion des étudiants. Il devra donc résister !

Résister contre les normes imposées par le haut qui ne servent pas l’émancipation de ses étudiants. Résister contre la mesure simpliste qui tente de réduire l’expérience humaine à quelques variables quantifiables. Résister contre les injustices systémiques et chroniques qui réduisent au silence la voix des plus faibles, des moins productifs et des marginalisés. 

Résister aussi contre ses propres faiblesses et celles de ses collègues qui, parfois, le portent à aller plus vite, à voir le programme sans laisser le temps à ses étudiants de faire fausse route, de se tromper. Résister contre le goût de transmettre ses vérités ou celles du programme sans qu’elles puissent être mises en débat, sans permettre aux étudiants de se les approprier. C’est seulement de cette façon que les étudiants apprendront eux-mêmes à résister !

L’autonomie intellectuelle, l’agentivité épistémique, le sapere aude kantien et le pouvoir d’agir sont les seules véritables fins que poursuit le pédagogue. Même mal, il ne les poursuit jamais sans une constante remise en question du rôle qu’on tente de lui faire jouer. Il sait que l’autonomie se développe. Il sait qu’une relation critique avec le savoir ne s’apprend que dans la pratique ! Il sait que ce n’est pas en écoutant le maître que l’étudiant deviendra critique.

Au contraire, l’étudiant, aussi attentif soit-il, ne pourra alors apprendre toute l’étendue du savoir de son maître sans réel espoir de l’atteindre jamais. Pis encore, comme Marc Bloch le décriait quelques mois avant d’être assassiné, il apprendra qu’il ne sert à rien de penser par lui-même, voire que c’est contre-productif ou dangereux.

Le pédagogue se révolte contre de telles pratiques aliénantes dans toutes leurs déclinaisons modernes. Il se révolte non pas contre le savoir, contre la connaissance, mais contre le risque de rendre ce savoir, tout comme celui qui le porte, si sacré qu’il ne peut être remis en question ou critiqué.

Choisir d’être pédagogue, c’est enfin se rappeler les pédagogues des mouvements ouvriers des 200 dernières années qui ont exploité les « méthodes actives » si décriées. C’est s’inspirer des universités populaires qui ont théorisé l’éducation syndicale ; de Ferrer et de son athéisme militant ; d’Oury et de son travail avec les plus démunis ; des pédagogues critiques qui travaillent encore à donner voix aux sans voix et à débusquer les relations de pouvoir qui détournent l’école et l’éducation de ses finalités.

Le savoir est un héritage trop précieux pour qu’on se borne à le collectionner comme le philatéliste collectionne les timbres. Choisir d’être pédagogue, c’est espérer des étudiants et des citoyens critiques qui auront enfin appris à remettre en question ce qui leur est présenté comme des vérités, qui aura développé les outils pour juger ses vérités et qui saura agir lorsqu’on tentera d’usurper son pouvoir à comprendre.

N’en déplaise à ceux qui cherchent la caricature, choisir d’être pédagogue, c’est choisir de résister, c’est choisir de refuser de croire que sa simple bonne volonté – ou un bon cours – créera miraculeusement un citoyen critique impossible à berner par les bons mots ou les fausses vérités. Choisir d’être pédagogue, c’est choisir la cohérence entre les moyens et les fins.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.