chronique

Sans-papiers à 98 ans

La journée où je me suis rendu à Saint-Valentin, un vent chaud et vigoureux faisait onduler les champs de maïs. Tout en cherchant la maison des Fleury, je me suis gavé du paysage. Au beau milieu d’un rang, la demeure recherchée m’est apparue. Une pensée m’est tout de suite venue à l’esprit : c’est dans un endroit comme celui-là que je voudrais vieillir.

Immense sans être ostentatoire, la maison est accueillante. La lumière s’infiltre dans chaque pièce. Dans la cour, une piscine nous ordonne de plonger. Un sentier nous amène vers un potager à faire rougir d’envie Jean-Claude Vigor. Au loin, le caquètement des poules semble nous dire de prendre ça cool.

Ce havre de paix, Micheline Leroux le connaît depuis six ans, depuis que sa fille, Ghislaine Fleury, l’a accueillie. Micheline avait 92 ans quand elle a quitté sa chère France natale. « Mon mari était mort, ma sœur était morte, il ne me restait plus personne », me raconte-t-elle de sa voix douce.

Micheline venait chaque année visiter sa fille au Québec. Ses retours à Tours étaient de plus en plus marqués par l’ennui et la solitude. « Ma mère était devenue faible, elle pleurait sans arrêt quand je le lui téléphonais », évoque Ghislaine Fleury.

Mme Fleury a alors pris les grands moyens et a fait venir sa mère dans ce petit village de la Montérégie. « Elle est arrivée ici en mauvais état, si je peux dire », dit Ghislaine en regardant tendrement sa mère.

Une amie médecin de Ghislaine a rencontré Micheline et a revu sa médication. La dame aujourd’hui âgée de 98 ans a pris du mieux. Il y a deux ans, l’arrivée de l’arrière-petit-fils de Micheline a bouleversé sa vie. À la vue du petit bonhomme, la matriarche s’est sentie revivre. « Mon petit Hugo, il est si mignon », me dit-elle.

Depuis plusieurs années, Ghislaine accueille durant l’été des jeunes qui ont envie de découvrir la vie à la campagne. Ils s’occupent du potager et du poulailler. La présence de ces adolescents est une source d’émerveillement pour Micheline. « Moi, je suis du genre à manger tard, dit Ghislaine. Ma mère et eux mangent ensemble. Elle adore leur présence. »

À son arrivée au Québec, Micheline a obtenu un visa de touriste qui est renouvelé tous les six mois. Mais il y a un an et demi, Ghislaine a décidé d’amorcer une série de démarches auprès d’Immigration Canada en vue d’obtenir pour sa mère la résidence permanente dans le cadre d’un programme de regroupement familial.

« Ma mère n’a jamais rien coûté aux contribuables canadiens, dit Ghislaine. Chaque fois qu’elle a dû voir un médecin ou aller à l’hôpital, elle a payé de sa poche. » À ce jour, la dame a déboursé environ 4000 $ pour ces soins.

En janvier 2017, le nom de Micheline a fait l’objet d’une pige au sort. Immigration Canada lui a annoncé qu’elle était choisie et qu’elle était admissible à une demande de résidence permanente. De son côté, Québec a donné son accord en émettant à Micheline un certificat de sélection du Québec.

Mais avant de franchir l’étape ultime, Micheline a dû montrer patte blanche. On lui a demandé de subir un examen médical, lequel a coûté 350 $. La vieille dame s’est retrouvée nue sous une jaquette à grelotter dans le bureau d’un médecin d’une clinique privée. Le médecin a dit à Ghislaine : « Votre mère a la tremblotte. »

Voulant tester ses capacités cognitives, le médecin a demandé à Micheline sur quel étage elle se trouvait. La dame, qui n’avait pas appuyé sur le bouton de l’ascenseur au moment de son arrivée, a dit qu’elle était au 6e. « Non, nous sommes au 11e », a dit le médecin. Ghislaine n’en croyait pas ses oreilles. « Monsieur, c’est parce que nous sommes au 21e », a-t-elle dit au médecin. Ce dernier, qui appuie sur le bouton de l’ascenseur tous les jours, s’était trompé.

L’exaspération de Ghislaine a monté d’un cran quand on a décidé de faire subir à Micheline des tests sanguins afin de vérifier si elle était porteuse du VIH ou de certaines MTS. « Les infirmières étaient gênées, dit Ghislaine. Elles faisaient des blagues pour détendre l’atmosphère. »

Plusieurs mois se sont écoulés depuis cette étape. Dernièrement, on a demandé à Micheline de voir un gériatre. « On veut s’assurer que ma mère n’aura pas besoin de soins de longue durée pendant cinq à dix ans », dit Ghislaine. J’imagine qu’Immigration Canada craint que Micheline ait les mêmes gênes que Jeanne Calment, morte à 122 ans.

La fille de Micheline tente par tous les moyens de trouver un gériatre. Elle dispose de peu de temps pour le faire. En parallèle, le visa de touriste est de nouveau rendu à échéance. Ghislaine a reçu un avis qui disait que sa mère devait quitter le Canada.

« Quoi, on me demande de repartir ? », demande Micheline, inquiète, lors de notre conversation. « Non, maman, tout va bien. Tu vas rester ici, avec nous. »

Ghislaine est rongée par le stress. Elle trouve que ce dossier traîne en longueur. J’ai vérifié auprès d’Immigration Canada pour voir si tout cela était normal. Oui, m’a-t-on confirmé, c’est normal que ce soit si long.

« J’ai l’impression que, pour Immigration Canada, les personnes âgées ne sont pas prioritaires. Si ça les embête d’accueillir une dame de 98 ans, pourquoi acceptent-ils son parrainage ? » 

— Ghislaine Fleury, fille de Micheline Leroux

Elle a raison, Ghislaine. Elle a mille fois raison. Une personne âgée, ça ne rapporte pas grand-chose à la société. Non seulement ça ne rapporte pas grand-chose, mais en plus ça peut coûter cher à l’État. C’est un embarras.

Veuillez excuser ma rudesse, mais j’avoue être de plus en plus révolté de voir le sort que nous réservons aux « vieux ». Quand je vois ce genre d’histoire, je pense à ceux que je croise tous les jours dans la rue, à la caisse de l’épicerie, dans les métros de Montréal, traînant derrière eux leur petit chariot.

Je pense aussi aux gens qui sont autour de moi qui vont devenir vieux très bientôt. Et aussi, à tous ceux qui luttent au quotidien pour protéger le peu de dignité qu’on accorde à leurs parents devenus vieux.

Ce qui me laisse sans voix, c’est de voir qu’on traite les personnes âgées comme si elles appartenaient à un groupe dont on ne fera jamais partie. Cette coupure, nette et douloureuse, est une forme de protection, de déni. « Je ne me soucie pas des personnes âgées, ça me permet de rester éternellement jeune », semblent croire certains.

Micheline Leroux a connu l’Occupation. Je l’ai écoutée me raconter son histoire en savourant la richesse de ses propos. Ses petits-enfants font la même chose quand ils sont avec elle. Micheline m’a raconté la fois, alors que son mari avait été fait prisonnier par les Allemands, où elle a été arrêtée avec sa sœur. Les deux jeunes femmes circulaient avec leurs papiers de jeune fille. Juste avant l’interrogatoire, sa sœur a mangé les papiers.

Une histoire comme celle-là ne vient pas d’un film ou d’un roman. Cette histoire est livrée par une femme de 98 ans qui existe vraiment et qui te la raconte dans un salon. 

Une histoire comme celle-là n’a pas de prix car elle nous dit à quel point la liberté est fragile et pourquoi il est important d’avoir de la perspective dans la vie. Si on écoutait plus souvent des gens comme Micheline, peut-être qu’on ne répéterait pas les mêmes erreurs en élisant des gros cons.

Si les fonctionnaires d’Immigration Canada voyaient le nid douillet dans lequel se trouve Micheline, s’ils entendaient les histoires qu’elle a à raconter, s’ils apercevaient son sourire, sans doute que son dossier serait réglé depuis longtemps.

Mais voilà, les fonctionnaires d’Immigration Canada ne sont pas témoins de cela. Ils veulent des rapports médicaux pour s’assurer qu’une dame de 98 ans n’a pas de MTS.

J’ai quitté la maison des Fleury en laissant derrière moi la plus adorable des « sans-papiers » de 98 ans. Et en souhaitant qu’elle puisse se rendre au bout du chemin en toute quiétude. C’est le plus grand privilège de la vieillesse. Ce serait bien que l’on comprenne ça.

Mots d’esprit d’un vieux dont on s’ennuie déjà

Face à l’animateur Yann Barthès, Jean d’Ormesson a dû répondre un jour à cette épineuse question : « À votre avis, il y a plus de jeunes cons que de vieux cons à l’heure actuelle ? » Éclatant de rire, l’académicien a répondu ceci : « Je vois ! Vous vous dites : “J’ai devant moi un expert !” [rires du public]. J’ai longtemps été un jeune con. J’ai beaucoup changé et je suis devenu un vieux con. Mais ce qui me frappe beaucoup, c’est que longtemps j’ai été jeune. Et personne ne me disait jamais : “Oh ! Comme vous avez l’air jeune !” Et depuis quelques années, on me dit souvent : “Comme vous avez l’air jeune !” C’est comme ça que j’ai compris que j’étais devenu vieux ! »

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