« Mon regret, c’est de ne pas avoir pris un batte de baseball pour tout casser. J’aurais eu des problèmes, mais au moins, ils auraient été obligés de m’écouter. »
Cette phrase résume toute l’impuissance de Kathy Murray.
Assise dans la salle à manger de sa maison de la couronne nord de Montréal, la jeune femme essuie ses larmes à mesure qu’elles coulent. À côté d’elle sur la table, il y a une pile de notes manuscrites et de documents.
Depuis le 5 novembre, Kathy fouille le passé. Elle collige, elle interroge, elle appelle partout, jusqu’au bureau de la ministre de la Santé.
Il y a trois semaines, le scénario qu’elle redoutait depuis des mois s’est concrétisé. Son frère Dave s’est pendu dans le garage de la maison de leurs parents.
Il avait 33 ans. Il était malade.
Diagnostic officiel : trouble schizoaffectif et trouble psychotique. Il avait des hallucinations. Il entendait des voix. Il devenait de plus en plus détaché de la réalité.
Depuis des années, Kathy l’aidait à naviguer dans les méandres du réseau de la santé. Jusqu’à s’en épuiser.
Entre le 21 juin 2019 et sa mort, Dave s’est promené entre les salles des urgences, le service des consultations externes en psychiatrie où il était suivi, et sept centres de thérapie et d’hébergement différents.
À sept reprises, il s’est retrouvé aux urgences, dont une hospitalisation pour une tentative de suicide. Au moins six fois durant la même période, sa sœur ou lui ont appelé la police parce qu’il tenait des propos suicidaires ou inquiétants.
« Face à rien »
« Tu te retrouves toujours face à rien, rage Kathy. Tu te ramasses à l’urgence parce qu’il est en psychose. Ils te disent que tu vas avoir un suivi en externe. Mais il fait quoi en attendant ? Ils te donnent une liste d’organismes et ils te disent bonne chance. Je ne comprenais pas pourquoi il n’y avait pas une ressource qui le prenait. Il n’y a pas d’accompagnement. C’est des grosses démarches tout le temps et il se sentait délaissé. »
Les semaines précédant le suicide, la jeune femme a multiplié les appels au service de consultations externes où son frère était suivi afin qu’il soit placé sous une ordonnance légale de traitement. « J’ai appelé sur tous les quarts de travail. Je leur ai dit que c’était grave, que c’était la pire psychose. Il tenait des propos de meurtre, de suicide. »
« Qu’est-ce que vous attendez de plus ? », a demandé la femme. On lui aurait répondu que le risque n’était pas immédiat.
L’avant-veille de sa mort, Dave s’est retrouvé aux urgences, où, dit Kathy, on l’a placé en garde préventive. Son registre d’appels montre qu’il a lui-même composé le 911.
Le jour suivant, un médecin a levé la garde, tout en conseillant au patient de rester à l’hôpital. Il est parti quand même.
Le lendemain matin, il était mort.
Depuis, Kathy essaie de reconstituer le fil des événements.
Elle est formelle. Catégorique. Dave, croit-elle, a été échappé par le système.
« Mon frère, il ne voulait pas en finir. Il demandait de l’aide. Il voulait de l’aide. Vous avez vu toutes les démarches qu’on a faites. Mais il voyait bien que ça ne menait nulle part », dit la jeune femme.
Dave n’était pas un cas simple. Il était souvent dans le déni de sa maladie. Il ne collaborait pas toujours à ses traitements. « La fenêtre d’action n’était jamais grande. Quand il faisait une demande d’aide, ce n’était pas long avant qu’il change de mode », explique son beau-frère.
Comme beaucoup de personnes atteintes de problèmes de santé mentale, l’homme souffrait de problèmes de consommation. Il avait vécu des périodes d’itinérance. Il a commis des petits crimes : voies de fait, vol de nourriture, avoir troublé la paix. Il a fait des séjours en prison, d’autres à Pinel.
« Des périodes, il m’appelait tous les jours. J’étais toujours sur les nerfs. Faut faire ça, faut faire ci. Je prenais congé. J’y allais. Je lui disais que cette fois, c’était la bonne. Et ça n’aboutissait à rien. »
— Kathy Murray
Kathy est agente correctionnelle. Elle travaille dans une aile pour les détenus atteints de troubles mentaux. Récemment, elle s’était prise à espérer que son frère se fasse arrêter pour qu’il bénéficie du suivi psychologique offert au pénitencier. « Au moins, il aurait eu les services. Je vois comment les détenus sont soignés. À l’extérieur, mon frère n’avait pas le vingtième de ça. »
Son frère, dit-elle, avait des rêves. Rien de bien compliqué. Une place dans un appartement supervisé et un emploi qu’il aimerait. Il voulait devenir couvreur, comme son père. Il avait commencé à suivre une formation et il se faisait parfois engager par des équipes qu’il connaissait. Elle a gardé une photo de lui en action, debout dans la neige sur un toit, le bras en l’air en signe de victoire.
Kathy a aussi conservé les messages que son frère lui envoyait via l’application Messenger de Facebook. Elle nous les a montrés.
Dans les dernières semaines, ils étaient devenus de plus en plus violents, inquiétants.
« On était rendu à un niveau en dehors de mes capacités. Je ne pouvais plus gérer ça. »
Elle les a montrés aux policiers. Elle les a montrés à l’infirmière. Elle a voulu en parler à la psychiatre de son frère. « Elle n’a jamais pris la peine de me rappeler ou de me rencontrer. J’aurais pu les lui montrer. »
Au service de consultations externes, on lui disait de lâcher prise. « Vous ne pouvez rien faire s’il ne veut pas s’aider. »
Sa réponse : « Je vais me battre jusqu’à ce qu’il se passe quelque chose. »