Opinion : Livre numérique

Le livre papier, une expérience sensorielle complète

Comme éditeur, la question qu’on me pose le plus souvent, c’est : « Le livre numérique, Antoine, tu n’as pas peur du livre numérique ? ! » Et chaque fois, ça me fait sourire. Ça me fait sourire parce que cette question repose sur une crainte : que le livre papier – l’objet physique qu'on peut échapper dans notre bain – subisse le même sort que le disque compact et soit lui aussi relégué, à plus ou moins brève échéance, aux oubliettes de l’Histoire.

Ça me fait sourire parce que comparer le livre au CD, c’est somme toute assez rigolo. Je m’excuse d’avance si je froisse certains inconditionnels du CD – notamment parce que je vais parler au passé –, mais le disque compact était avant tout un support pour la musique qu’il y avait dessus. Il s’adressait d’abord à un seul sens : l’ouïe (et un peu à la vue à travers les livrets). La raison qui explique pourquoi les supports numériques ont réussi, en seulement quelques années, à lui asséner son coup de grâce est qu’ils ont su recréer environ 98 % de l’expérience qu’on avait avec un CD.

Or, le livre – et au risque d’utiliser une expression qui est très probablement le slogan d’un site pornographique – propose une expérience sensorielle complète qui attise tous les sens.

Le livre s’adresse autant à la vue, au toucher et à l’odorat qu’à l’ouïe.

On choisit un livre et on le lit d’abord avec les yeux. On le regarde du coin de l’œil en librairie. On se dit que ce serait le cadeau parfait pour une amie, alors qu’on sait très bien que cette amie, c’est nous-même. On regarde autour pour voir s’il n’y aurait pas meilleur candidat.

Et que dire du côté tactilement cochon de tenir un livre entre ses mains ? On le soupèse, on touche la couverture, on laisse courir ses mains sur l’épine, on insiste sur le mors pendant que l’autre main tient fermement la tranche, puis on porte les doigts à sa bouche, lentement, on les lèche délicatement d’un petit coup de langue précis, puis les doigts reviennent tourner chacune des pages, comme autant de membranes diaphanes qui frissonnent au moindre souffle.

Et qui ne connaît pas l’odeur caractéristique d’un livre ? Cette odeur plaisante, un brin toxique mais complexe ; un mélange subtil fait du métal de l’encre et de la sève du bois, dont on s’imprègne en portant le livre à son nez, promesse de tous ces mots qui viendront bientôt nous chatouiller l’esprit. Puis il y a le bruit des pages qu’on tourne, un bruit feutré mais identifiable entre mille, qui vient rompre le presque silence d’une maison où tout le monde est occupé à lire, dans le tic-tac d’une vieille horloge.

Le livre est un objet ancien qui fêtera bientôt ses 600 ans ; un objet solide, résistant au temps et aux épreuves de la vie (la sienne et la nôtre). Le livre se donne en cadeau, se prête aux échanges, se fait éclabousser, sèche, tombe, s’use, se relit, se replie, vieillit en notre compagnie ; un livre, c’est un objet peu coûteux tout en étant luxueux, noble sans être prétentieux, vieux sans être obsolète, versatile sans être perdu.

Des bouts de bois de première qualité

Bref, cette semaine, c’est le Salon du livre de Montréal. Tu peux venir nous voir si tu veux. Sinon, achète donc un livre, tu verras, c’est assez super. Achète peut-être même un livre québécois, un coup parti ? Je te jure qu’il y a pas mal de gens qui essaient de faire de leur mieux pour créer ces bouts de bois de première qualité.

Je ne suis pas contre les nouvelles technologies et, en toute honnêteté, la nostalgie m’ennuie. Et je sais que le jour viendra où on parviendra à recréer une expérience équivalente à celle, sensuelle et contemplative, de tenir un livre papier entre ses mains. Mais ce jour n’est pas arrivé. Et en attendant, qu’est-ce que tu vas mettre dans tes bibliothèques à la place de tous les livres papier ? Les cadavres de tes vieilles tablettes désuètes sur lesquelles tu ne peux plus faire de mise à jour ? Franchement…

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