Chronique

Des nouvelles de Pierre

Juste avant Noël, je vous ai parlé de Pierre qui ramasse des bouteilles vides pour épaissir un peu ses sandwiches, parce que Pierre vit du BS à 623 $ par mois.

Il se passait de quoi dans la vie de Pierre, écrivais-je : on lui avait offert un travail. Dans une cuisine, 15 $ de l’heure. Il venait de commencer à travailler, lui qui cherchait un emploi depuis des mois. Le rêve.

Un rêve en forme d’échelle, d’échelle pour sortir du trou financier qu’est forcément sa vie. Car ramasser des bouteilles vides qui valent entre 5 cents et 20 cents, faites le calcul, il faut marcher en tabarslak pour arriver à faire 20 $ par jour…

C’est une occupation qui permet d’épaissir les sandwiches, oui, mais qui est faite de grandes et de petites humiliations, comme les résidants qui vous crient après parce que vous ouvrez leurs sacs de recyclage, comme les épiciers qui vous disent : « C’est pour les clients, la machine » qui gobe les bouteilles et cannettes, alors que c’est dans leur crisse d’épicerie que vous achetez votre bœuf haché en spécial…

Bon, tout ça pour dire que j’ai des nouvelles de Pierre.

Je fais le suivi parce que vous aviez été touchés par son histoire, vous aviez été des dizaines à m’écrire pour lui souhaiter bonne chance, quelques-uns m’avaient même envoyé des sous pour lui…

Pierre a perdu son travail.

Il s’est passé exactement ce que Pierre redoutait quand il a été embauché dans cette cantine de la rue Masson : on l’avait embauché pour le rush des Fêtes, sans le lui dire bien sûr. Après les Fêtes, ses heures ont été radicalement réduites…

Jusqu’à néant.

***

Il est retourné épaissir ses sandwiches en chassant la bouteille vide dans la rue et c’est là que je l’ai retrouvé, hier matin sur Papineau, au boulot, dans le gris et le petit froid, à fouiller dans les sacs de recyclage de la salle de spectacle La Tulipe, sacs que les employés réservent pour Pierre.

« C’est comme je pensais. Y m’ont embauché pour les Fêtes. J’aurais aimé mieux jamais l’avoir. C’est comme si tu donnais un cadeau de Noël à un enfant, un beau jouet, pis que tu y enlevais après les vacances des Fêtes. J’étais dans le monde des vivants pis là, d’avoir à recommencer ça… »

Pierre a pointé son pouce vers son gros panier roulant. Dans le panier, un gros sac transparent ; dans le sac, des tas de cannettes, principalement rouges (Red Bull) et jaunes (Canada Dry).

L’employé de La Tulipe a sorti un autre gros sac de bouteilles et de cannettes vides, l’a déposé sur le bord du trottoir. Pierre était occupé à vider un de ces sacs, à quelques mètres de là. Il n’a pas vu un homme traverser la rue et fondre sur le sac déposé par l’employé, comme un aigle fond sur un mulot. Quand il s’en est aperçu – trop tard –, Pierre a bondi.

— HEY ! S’tu fais là toué !

L’autre a avancé le menton, menaçant. Ils ont échangé de gros mots. L’autre n’a pas lâché le sac, il a commencé à s’éloigner avec le butin.

La voix de Pierre a baissé d’une octave : 

— Ouain, mais moé, j’viens icitte TOUS les mercredis…

Peine perdue, l’autre s’éloignait déjà et il n’allait pas lâcher le butin pourtant réservé pour Pierre. Quand je vous parlais de grandes et de petites humiliations dans le commerce de la bouteille vide…

Pierre a secoué la tête, m’a regardé : « Ça, c’est un trou de cul. »

Parlant d’humiliations, Pierre s’en est infligé une, après avoir perdu son job dans la cantine : il a commencé à quêter.

Parce que quelque chose s’est brisé en lui quand la cantine s’est avérée un piège à cons : il n’avait plus la force morale et physique de chasser cannettes et bouteilles dans les rues, au gré des horaires de collecte des matières recyclables…

Oh, Pierre ramasse encore des bouteilles et des cannettes, mais seulement chez ceux – particuliers et commerces – qui les gardent pour lui. Chez ses « réguliers ».

Donc là, pour combler le manque à gagner, Pierre a décidé de quêter. Il fait le même argent – 20 $ à 30 $ par jour – sans souffrir autant.

Mais quand même… Pierre a honte de quêter.

Pour lui, quêter, c’était « le plus bas que tu peux aller »…

***

— Qu’est-ce qui t’a décidé ?

— À aller quêter ?

— Oui.

— La fois où des junkies qui quêtaient ont ri de moi quand je transportais mes sacs sur Mont-Royal. Là, je me suis dit : Chu pas plus fou qu’un autre… »

Un petit groupe de ramasseux passe à notre hauteur, dont le « trou de cul » d’il y a 20 minutes. Pierre ne les regarde pas. Il fouille dans un sac, en sort une cannette Archibald, de gros format, m’informe que ça vaut 20 cents..

— Pis ça se passe comment ?

— Quêter ?

— Oui.

— La semaine passée, j’étais gêné de quêter, dit Pierre. Là, ça va mieux. Mais chu toujours pas capable de regarder le monde dans les yeux. Mais ça va, les gens sont sympathiques…

L’employé de La Tulipe est sorti de l’immeuble avec un autre sac de bouteilles à trier. Pierre a tiré le sac vers lui, s’est penché, a plongé la main dedans. D’où j’étais, je ne le voyais plus, il était caché par son panier à roues qui débordait, maintenant.

— Combien tu vas faire, ce matin, avec tout ça ?

— Sept ou huit piasses, à peu près.

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