CHRONIQUE

Un nouveau Refus global

Il y a 70 ans était publié le manifeste Refus global. J’en lisais des extraits, il y a quelques semaines, dans un exemplaire d’origine au Musée d’art contemporain, exposé en marge de l’exposition de Françoise Sullivan, l’une de ses signataires.

« Rompre définitivement avec toutes les habitudes de la société, se désolidariser de son esprit utilitaire. […] Ne pas avoir la nausée devant les récompenses accordées aux grossières cruautés, aux menteurs, aux faussaires, aux fabricants d’objets mort-nés, aux affineurs, aux intéressés à plat, aux calculateurs, aux faux guides de l’humanité, aux empoisonneurs des sources vives. »

C’était un texte coup-de-poing. Un réquisitoire contre le joug de l’Église, mais aussi contre l’obscurantisme du Québec, plus d’une décennie avant la Révolution tranquille. Je lisais ce texte enflammé et je me disais qu’il était plus que temps que des artistes signent un nouveau Refus global, cette fois pour dénoncer le capitalisme sauvage qui régit nos sociétés et dont Donald Trump n’est qu’un puissant symbole.

Peut-être que le Pacte (www.lepacte.ca), cette initiative du metteur en scène et militant écologiste Dominic Champagne, est d’une certaine manière ce nouveau Refus global. Son libellé est certainement moins poétique, plus pragmatique, mais il appelle, lui aussi, à « rompre définitivement avec toutes les habitudes de la société ». En fournissant chacun sa part pour sauver la planète. Excusez du peu.

Ils étaient plusieurs dizaines d’artistes et de personnalités, mercredi au TNM, pour témoigner de leur appui au projet de Dominic Champagne. Aussitôt, il s’est trouvé quantité de cyniques pour tourner en dérision l’engagement de ces artistes « enverdeurs », pour leur reprocher leur discours moralisateur, leur bien-pensance ostentatoire, leur vertu de façade, leurs sermons prêchi-prêcha et quoi encore.

« Le Pacte, c’est une bande d’artistes déconnectés, moralisateurs et arrogants, qui osent dire aux citoyens normaux de se priver de divers luxes et de diminuer leur niveau de vie, au nom de la nouvelle religion verte », écrivait un médecin urgentiste sur Twitter, vendredi.

Plusieurs, sur les réseaux sociaux, ont douté de la bonne foi des signataires-vedettes de ce pacte environnementaliste.

Ils doivent faire ça pour se donner bonne conscience. Ils doivent faire ça pour leur image de marque. Ils doivent faire ça parce que c’est payant de vivre avec nos taxes… Qu’il fait bon de railler son prochain lorsqu’il se lève pour appeler ses concitoyens à l’action.

« Les artistes sont des hypocrites ! » C’est si facile à dire, assis confortablement dans son salon, à regarder des comédiens à la télévision dans des rôles de fiction. Il ne faudrait surtout pas qu’ils sortent du cadre. Il ne faudrait surtout pas qu’ils parlent de leur propre voix. Il ne faudrait surtout pas qu’ils affichent, comme tout le monde, le moindre paradoxe. Ces gens-là voyagent, ces gens-là se déplacent en voiture, ces gens-là font des courses au Costco ! En passant, vous me ferez signe juste avant l’apocalypse. Que je n’oublie pas de programmer mes émissions…

Tous les artistes ne sont pas riches. Tous les artistes ne se promènent pas en VUS. Certains sont riches. Certains se promènent en VUS. Certains ne sont pas connus. D’autres le sont beaucoup. Certains artistes profitent de leur porte-voix. Ils s’en servent pour alimenter le débat public. Parce qu’ils ont une visibilité et que leur discours a une résonance. Ils tentent de mettre en lumière certains enjeux, de conscientiser, voire de donner l’exemple.

Parfois, ils sont maladroits. Parfois, ils en font trop. Parfois, leur engagement est plus éloquent que leur art. J’avais trouvé Paradis perdu de Dominique Champagne, une fable écologique, affligeante de bons sentiments. Mais parfois, l’art s’engage sans sacrifier à la poésie et transcende les discours cent fois remâchés.

Chapitres de la chute de Stefano Massini, pièce mise en scène par Marc Beaupré et Catherine Vidal récemment au Quat’sous, dure quatre heures et demie. C’est l’histoire des frères Lehman, jeunes immigrants juifs allemands installés dans le sud des États-Unis au milieu du XIXe siècle. C’est aussi, en filigrane, l’histoire du capitalisme. L’exploitation des ressources et des hommes, l’échange d’argent contre une matière brute, puis contre les produits de cette matière. Et enfin, l’immatérialité des valeurs mobilières qui entraîne des bulles de spéculation boursière. C’est l’histoire d’une chute, en l’occurrence celle de Lehman Brothers, dont la faillite a entraîné le krach boursier de 2008.

Cette pièce, comme le Pacte, participe à ce nouveau refus global du statu quo. De la même manière que Du bruit dans le cosmos, le premier spectacle solo de l’humoriste Virginie Fortin, que j’ai vu cette semaine. Je n’ai pas ri à gorge déployée, mais j’ai beaucoup aimé cette proposition qui sort des carcans conventionnels. Voilà une réflexion originale – dans un cadre humoristique – sur le capitalisme et la surconsommation.

Ce n’est pas moralisateur, ce n’est pas culpabilisant, et c’est drôle. Notamment ce numéro sur la quantité de camisoles que nous importons au Canada de Chine. « La seule raison pour laquelle la Chine ne nous a pas encore attaqués, c’est parce qu’à la quantité de linge qu’ils nous font, ils pensent qu’on est plus qu’eux autres ! », dit l’humoriste, qui avoue avoir pas moins de 22 camisoles chez elle. À chacun ses paradoxes.

Je suis rentré à pied de son spectacle avec Fiston, question de minimiser notre empreinte de carbone (et accessoirement, parce que c’était à 10 minutes de la maison). Nous avons discuté de la pluie, du beau temps, et de la notion d’arbitraire dans le capitalisme.

Certains dépensent des fortunes pour des vêtements griffés, même parmi les ados de familles modestes. Parce que la culture du « bling-bling » n’est pas différente en 2018 de ce qu’elle était en 1988. Ce qui est « cool », pour emprunter à un autre numéro de Virginie Fortin, dépend de l’angle d’observation. Ainsi que des marques que portent les stars du rap et du soccer européen pour les uns, ou Maripier Morin et Xavier Dolan pour les autres.

Je ne connais pas grand-chose à la mode. Je ne voudrais pas minimiser le savoir-faire des designers et des couturiers ni l’importance des tissus de qualité. Mais à quoi sert une marque de luxe, sinon à signifier aux autres que l’on a dépensé davantage qu’eux pour un produit semblable ? Prenons ta veste, ai-je dit à Fiston. Si on remplaçait sa marque générique par Balenciaga, Gucci ou Louis Vuitton, on pourrait la vendre 10 ou 20 fois plus cher. Exactement la même veste. C’est une des absurdités du capitalisme, ai-je conclu. Que m’a-t-il répondu ? « Le capitalisme a bien des défauts, mais il faut bien trouver un moyen de rémunérer les gens pour leur travail, non ? » Je déteste quand il me laisse bouche bée…

À chacun ses paradoxes, disais-je. Si le Pacte était un examen, je n’aurais peut-être même pas la note de passage. Heureusement, le Pacte n’est pas une injonction. C’est un défi. Que l’on peut se lancer à soi-même, si tant est que l’on en ait envie. C’est un très petit pas pour l’homme et surtout pour l’humanité, mais je mange moins de viande rouge depuis quelques mois, à force d’être informé des méfaits de la production de viande d’élevage et des flatulences de bovinés (et accessoirement, parce que ce n’est pas très bon pour la santé).

« Ne pas avoir la nausée devant notre propre lâcheté, notre impuissance, notre fragilité, notre incompréhension », écrivaient les signataires de Refus global, il y a 70 ans. Agir. Pour ne pas avoir la nausée.

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