Jeudi matin, sous la pluie, Raphaële Lemieux est partie travailler au centre-ville sur son vélo à pignon fixe, son moyen de transport été comme hiver. En jeans et coupe-vent, l’opticienne de 35 ans n’a l’air de rien, sinon d’une cycliste urbaine comme les autres.
Cinq jours plus tôt, par une soirée orageuse, elle filait pourtant à plus de 40 km/h dans un parcours sinueux tracé dans le terminal de bateaux de Brooklyn, avec une soixantaine de coureuses à ses trousses. Sur une rutilante monture et en combinaison moulante, elle visait la victoire au Red Hook Crit, le gotha des courses à pignon fixe, qui attire plusieurs milliers de spectateurs.
Dans cette discipline émergente, où les participants roulent sans frein sur des vélos de piste à une vitesse, l’adrénaline est à son maximum, et les chutes sont nombreuses. Raphaële Lemieux a son truc : « Moi, je roule en avant ! »
De fait, elle a mené le peloton pendant six tours avant de se faire dépasser par deux concurrentes, de l’aspiration desquelles elle a profité pour les dépasser à l’amorce de la dernière ligne droite. La Québécoise s’est imposée par trois ou quatre longueurs de vélo pour signer sa deuxième victoire sur le circuit Red Hook, après celle de Londres en 2017.
Après avoir causé la surprise en terminant quatrième à son premier essai à Brooklyn, un an plus tôt, Lemieux ne savait pas dans quelle forme elle se présenterait cette année. Elle a passé l’hiver à s’entraîner deux fois par semaine sur son vieux « trainer old school » avant de sortir son vélo de route quand la neige a fondu.
Comme l’an dernier, elle envisageait de se préparer en s’alignant au Grand Prix de Contrecoeur, l’épreuve qui lance la saison sur route dans la province. Une tempête de neige a forcé son annulation. « On est allés faire du ski ! », dit-elle en riant.
Sérieuse quand elle pédale, Raphaële Lemieux ne se prend pas au sérieux. Un peu à l’image du pignon fixe, sous-culture du cyclisme qui compte de plus en plus d’adeptes au Québec.
La native de Rivière-du-Loup a déjà donné dans le sport de haut niveau. Patineuse de vitesse sur courte piste à l’origine, elle faisait du vélo l’été pour s’entraîner. Elle a pris part aux Mondiaux juniors dans les deux disciplines avant de devenir la première femme médaillée d’or aux Jeux du Canada d’été et d’hiver.
En 2001, à sa première année senior, elle a été de la première mouture de l’équipe cycliste Rona, bâtie autour de Geneviève Jeanson. Les saisons se chevauchant un peu trop, elle a fait un an en vélo avant de se consacrer à temps plein au patin, dont elle préférait la culture amicale et l’esprit collectif à l’entraînement.
« Aussi, la vie d’un cycliste sur route, c’est dur, c’est souffrant », souligne Lemieux en entrevue dans un café de Rosemont. « À 19 ans, je n’étais pas prête à souffrir comme ça. J’étais plus là pour m’amuser. Je me disais : au pire, j’y reviendrai plus tard. »
En patinage de vitesse, elle a atteint l’équipe nationale, côtoyant les futurs médaillés olympiques Charles Hamelin, François-Louis Tremblay et Olivier Jean. En 2002, elle a connu son heure de gloire – et fait la une de La Presse du samedi ! – en réalisant un record du monde au 3000 mètres, marque jamais homologuée parce que le photographe d’arrivée a manqué son coup…
Talentueuse, elle a participé à quelques Coupes du monde, mais n’est jamais parvenue à se hisser parmi les trois ou quatre meilleures au pays, ce qui lui aurait ouvert la voie des Mondiaux ou des Jeux olympiques.
« C’est drôle parce que je n’étais vraiment pas sprinteuse en patin de vitesse. J’avais bien de la misère avec mon 500 mètres. J’ai travaillé fort, mais je n’ai jamais voulu être la meilleure au monde. J’aurais voulu aller aux Jeux, je m’entraînais pour, mais ça n’a jamais été une finalité. Moi, je voulais vivre la vie d’athlète, c’est ce que j’ai fait et c’était incroyable ! »
Jouer dehors
Lemieux s’est retirée à 24 ans, jugeant le temps venu « de vivre la vie normale ». Suivant les traces de son père optométriste, elle a fait une technique pour devenir opticienne, métier qu’elle pratique depuis six ans.
Libérée des contraintes de l’équipe nationale de patinage de vitesse, elle a recommencé à « jouer dehors » : BMX, vélo de montagne et surf en été, ski alpin, ski de fond et raquettes en hiver.
À l’été 2016, à la recherche d’une activité à faire la semaine, elle s’est inscrite aux Mardis cyclistes de Lachine.
« J’ai toujours aimé faire des crits. Au lieu d’aller au yoga, je me suis dit : je vais faire du vélo les mardis, et on verra. »
— Raphaële Lemieux
Lemieux a dépoussiéré son vieux Colnago de l’époque Rona, gagné six ou sept épreuves et remporté le titre de la saison sous les couleurs de l’équipe iBike, boutique de la rue Rachel bien connue dans le milieu du fixie. « Je me disais : parfait, ils ne se prennent pas trop au sérieux. »
L’an dernier, elle a accompagné ses amis d’iBike, des habitués du Red Hook Crit, nommé d’après un quartier de Brooklyn. Après sa quatrième place, elle s’est débrouillée pour participer aux trois autres épreuves de la série en Europe, où le sport est encore plus développé. Elle a gagné sous les averses à Londres, subi une crevaison à Barcelone avant de terminer deuxième à Milan, où l’événement est très populaire.
Son passé de patineuse, sa capacité de frotter dans un peloton et son absence de peur quand elle se penche dans les virages sont des qualités qui lui servent bien en pignon fixe.
Deuxième au classement cumulatif de la saison, la recrue a reçu des offres de plusieurs équipes. Souhaitant rester fidèle à iBike, elle les a toutes repoussées, jusqu’à ce que tombe celle de Specialized Rocket Espresso, la plus grosse écurie. En plus de bénéficier d’un encadrement inégalé et d’être admissible à des bourses de performance, elle a obtenu des vélos et un budget de voyage.
S’estimant chanceuse de vivre cette aventure à 35 ans, Raphaële Lemieux ne voit pas ce retour comme une deuxième carrière. « Je ne sais pas comment l’expliquer, dit- elle. C’est vraiment le fun, et je n’ai pas de pression. Moi, je m’en fous si ça ne marche pas. Ne pas avoir à penser, c’est ce qui me permet d’être aussi bonne. Si j’arrive dernière, si mon truc ne marche pas, ce n’est pas la fin du monde, ma job est déjà faite. C’est juste du plaisir. »
Jamais en roue libre, mais totalement libre.