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Les investisseurs québécois désavantagés

La frustration monte chez les investisseurs du Québec. Ils sont fréquemment privés d’une participation aux émissions très courues de titres de producteurs de marijuana qui se succèdent depuis le début de l’année. La langue française est au cœur du débat.

Un dossier de Richard Dufour

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« Les bons deals nous passent sous le nez »

Des investisseurs québécois se plaignent de ne pas pouvoir profiter à 100 % de l’engouement pour les titres des producteurs de marijuana. Plusieurs entreprises du secteur choisissent délibérément d’exclure le Québec de leurs opérations de financement en ne traduisant pas en français les documents réglementaires.

Les émissions de titres qui excluent spécialement le Québec et ses investisseurs se succèdent au Canada depuis le début de l’année. La Presse en a dénombré plus d’une dizaine depuis deux mois dans le secteur du cannabis, mais aussi dans d’autres secteurs, notamment dans les services financiers, les technologies et les ressources.

Ces émissions ne sont pas autorisées au Québec parce que la loi exige que les documents financiers soient disponibles en français (pour plus d’explications, voir onglets 3 et 4). 

Plusieurs investisseurs en ont ras le bol au point de songer à dénicher une adresse ailleurs au pays.

« Je n’aime pas beaucoup l’idée, car je préfère de loin verser mes impôts au Québec, mais avec tous les bons deals qui nous passent sous le nez, c’est vraiment frustrant », dit l’investisseur montréalais Mickael Dufresne. 

« Les traders les plus sérieux viennent à la conclusion que ça prend une compagnie enregistrée ailleurs pour avoir accès à ces deals. »

— Mickael Dufresne

« C’est hyper fâchant de ne pas y avoir accès, compte tenu de la folie furieuse pour le pot. Combien ça coûte en rendement aux Québécois, toutes ces émissions dont l’accès est impossible ? », demande Voicu Valentir, un investisseur de Laval.

Selon Mickael Dufresne, le niveau de frustration augmente parce que la majorité des récentes émissions liées à la marijuana étaient très attirantes, voire très bonnes.

Pas de prospectus en français

La traduction des prospectus semble représenter un fardeau. C’est notamment le cas chez Atrium Mortgage Investment, une entreprise torontoise qui a présenté il y a deux semaines un financement par actions qui exclut le Québec.

« C’est uniquement une question de coûts », indique à La Presse Rob Goodall, PDG d’Atrium Mortgage Investment.

« Nous avons cette discussion chaque fois que nous procédons à une émission d’actions ordinaires parce que le Québec est un grand et important marché. Malheureusement, dans le cas d’une émission d’actions d’une valeur de 30 millions [de dollars], ce n’est pas économique pour nous. Espérons qu’en grandissant, nous pourrons justifier ces coûts dans l’avenir. »

Rob Goodall estime à 75 000 $ les coûts de traduction et de dépôt du prospectus au Québec.

« Pour un deal de moins de 100 millions, les compagnies de l’extérieur de la province ne se badrent pas du Québec », lance Louis Doyle, directeur général de l’organisme Québec Bourse et ex-vice-président de la Bourse de croissance TSX.

« Pour un émetteur, la première question est de savoir s’il a besoin du Québec. Si le courtier pense être capable de distribuer le financement au Canada anglais, ça va éviter une dépense. »

— Louis Doyle

« Il y a aussi plus de fonds agressifs en Ontario », dit Louis Doyle. « Un financement par prospectus dans le secteur de la marijuana, je ne crois pas que ce soit le fonds de pension des employés d’Hydro-Québec qui achète ça. »

Il faut aussi regarder du côté des banquiers qui signent les prospectus. Certains d’entre eux (Mackie Research, Paradigm, Cormark, etc.) n’ont pas un réseau de distribution au Québec aussi important que celui des banques.

« Tous ces facteurs font en sorte qu’il y a beaucoup d’émissions dans plusieurs secteurs qui se font partout au pays sauf au Québec, selon Louis Doyle.

« Dans le cas d’une émission très prisée, c’est certain que le Québécois ne l’aura jamais au prix d’émission et qu’il se retrouve perdant. Et c’est sans parler des bons de souscription ou des fractions de bons de souscription offerts en boni dans certaines émissions par prospectus versus l’achat de l’action en Bourse et devoir payer une commission. Il y a définitivement un désavantage. »

Louis Doyle souligne aussi que les financements subséquents sont souvent faits à escompte par rapport au prix du marché. « Le Québécois qui n’a pas le droit d’y participer est perdant, car ce financement à escompte risque de faire bouger le prix de l’action à la baisse », dit Louis Doyle.

5 financements récents excluant le Québec

Canopy Growth

Plus gros acteur du secteur de la marijuana au pays, cette entreprise installée en banlieue d’Ottawa a présenté en janvier un prospectus excluant le Québec pour un projet de financement d’environ 200 millions de dollars. Comme plusieurs autres titres du secteur, l’action de Canopy a touché son sommet en janvier.

Preneurs fermes (banquiers d’affaires responsables du financement) : GMP et BMO.

Aurora

Plus importante entreprise canadienne de l’industrie du cannabis après Canopy Growth, le cultivateur de pot de l’ouest du pays a publié un prospectus excluant le Québec au début janvier pour un projet de financement de 200 millions de dollars. L’action d’Aurora a touché son sommet à la fin janvier dans la foulée de l’annonce d’une importante acquisition (CanniMed).

Preneur ferme : Canaccord Genuity.

CannaRoyalty

Cette petite entreprise d’Ottawa du secteur de la marijuana a présenté un prospectus excluant le Québec à la mi-mars pour un projet de financement de 15 millions de dollars. Chaque unité de cette émission est constituée d’une action ordinaire et d’un demi-bon de souscription d’action ordinaire.

Preneur ferme : Canaccord Genuity.

Harvest One Cannabis

Ce petit cultivateur de cannabis de Vancouver a présenté en janvier un prospectus excluant le Québec pour un projet de financement de 25 millions de dollars. L’action a touché son sommet la veille de l’annonce du financement.

Preneur ferme : Mackie Research.

Atrium Mortgage Investment

Cette entreprise de Toronto du secteur financier a présenté en date du 13 mars un prospectus excluant le Québec pour un financement de 30 millions de dollars. Le titre a touché son sommet le jour de l’annonce du financement.

Preneurs fermes : TD et RBC.

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« Il y a des solutions »

L’ex-PDG de la Bourse de Montréal et de Provigo, Pierre Lortie, a longuement réfléchi aux conséquences négatives pour les investisseurs de l’article 40.1 de la Loi sur les valeurs mobilières du Québec. Il avait présenté un mémoire il y a cinq ans dans le cadre de consultations sur le projet de loi 14 modifiant la Charte de la langue française.

« Ce qui est contre-productif, c’est que demain matin, une compagnie peut faire une émission qu’on ne peut pas acheter au Québec, mais les investisseurs québécois peuvent transiger le titre par la suite alors que tous les documents ne restent disponibles qu’en anglais », dit Pierre Lortie, conseiller principal, affaires, au sein du cabinet d’avocats Dentons.

« Le problème n’est pas nécessairement le prospectus. C’est plutôt l’obligation de traduire les documents antérieurs par référence [c’est-à-dire les rapports financiers et autres documents connexes]. C’est ce qui augmente les coûts de façon importante. »

— Pierre Lortie

« On se retrouve dans un scénario où on oblige à produire un prospectus de plusieurs centaines de pages et à encourir les coûts associés à la traduction pour des clients qui ne le liront pas de toute façon », lance Louis Doyle, directeur général de Québec Bourse et ex-vice-président de la Bourse de croissance TSX.

Le concept de sommaire exécutif (résumé des faits saillants du prospectus) est de nouveau évoqué comme compromis pour régler la situation.

« Il s’en est fait des démarches auprès de l’Autorité des marchés financiers et du gouvernement pour accepter le prospectus en anglais et un sommaire d’une dizaine de pages en français. Ça fonctionne ainsi dans la communauté européenne », dit Louis Doyle. « Ça m’apparaît très raisonnable. C’est vers ça qu’il faut aller. »

Dans les coulisses, on chuchote que le lobby des traducteurs a fait beaucoup de bruit lors des consultations de 2013. L’industrie de la traduction au Québec est évaluée à 2,5 milliards de dollars.

« Ils ont été très actifs pour éviter qu’il y ait des changements », soutient Pierre Lortie. « Ça ne leur donne rien, car les entreprises ne viennent pas. Ils auraient même plus de travail, car il y aurait plus d’émissions », dit-il.

faux débat ?

Pour Réal Paquette, président du conseil d’administration de l’Ordre des traducteurs, terminologues et interprètes agréés du Québec, la question des coûts de traduction est un faux débat. Et le président de l’Association canadienne des juristes-traducteurs, Louis Fortier, abonde dans ce sens.

« Qui coûte quoi à qui ? Il faut voir ce que coûtent les comptables, les avocats et les courtiers. Les courtiers coûtent pas mal plus cher que les traducteurs. »

— Louis Fortier

« C’est avant tout une question de protection du public. Pourquoi l’épargnant anglophone aurait toute l’information pertinente alors que l’épargnant francophone devrait se contenter, par exemple, d’un résumé pour prendre sa décision d’investissement ? », demande Réal Paquette. « On ne peut pas prendre une décision de placement sur un résumé. »

Louis Fortier estime néanmoins que la question doit être réglée une fois pour toutes.

« Il y en a des solutions. Peut-être relancer l’équivalent d’un régime d’épargne-actions, accorder à l’entreprise qui vient offrir ses titres au Québec un crédit d’impôt pour la traduction des documents ou pour d’autres frais afférents. Peut-être des descriptions simplifiées ou des prospectus moins longs. »

Louis Fortier se demande aussi si un traducteur agréé ne pourrait pas avoir le droit d’attester la conformité de la traduction. « Ça pourrait coûter moins cher », dit-il.

Chose certaine, soutient Louis Fortier, il ne faut pas renoncer à ses droits linguistiques ni à son identité pour faire des placements.

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Le problème en cinq questions

Que dit la Loi exactement ?

L’Autorité des marchés financiers (AMF) souligne que les émetteurs de valeurs mobilières choisissent les territoires canadiens dans lesquels ils souhaitent placer leurs titres. « Lors d’un appel public à l’épargne réalisé au Québec, l’article 40.1 de la Loi sur les valeurs mobilières prévoit que les divers types de prospectus (et les documents qui doivent y être intégrés par renvoi) et certains autres documents de placement, comme la notice d’offre prévue par règlement, doivent être établis en français ou en français et en anglais. »

Les plaintes sont-elles fréquentes ?

Il arrive souvent, selon l’AMF, que des participants du marché manifestent un mécontentement relativement au fait que des émetteurs évitent de placer leurs titres au Québec. Cette situation n’est pas nouvelle, mais ne relève pas des pouvoirs de l’AMF. Toute modification à la Loi relèverait du législateur. « Le gouvernement n’a pas présenté de modifications législatives à l’article 40.1 de la Loi sur les valeurs mobilières », indique simplement la porte-parole du ministère des Finances, Audrey Cloutier.

Est-ce légal d’exclure le Québec ?

Un émetteur qui ne désire pas engager les coûts de traduction et qui soustrait le Québec de son financement peut légalement décider d’agir ainsi.

Qu’est-ce qui pose problème ?

Selon des gestionnaires de portefeuille cités dans un mémoire rédigé il y a cinq ans par le cabinet d’avocats Dentons, les meilleures émissions échappent au Québec, car elles se vendent facilement en totalité ailleurs. Le rapport présentait des solutions qualifiées de respectueuses des objectifs sociétaux visés par la Charte de la langue française, mais qui favorisaient la participation des Québécois aux marchés des capitaux sans compromettre la protection des investisseurs.

Verra-t-on encore de petites entreprises hors Québec inclure le Québec ?

Bien entendu. Et certains diront que c’est parce qu’un nombre suffisant d’investisseurs intéressés ne peut être trouvé au Canada anglais. Le petit producteur ontarien de pot biologique The Green Organic Dutchman a présenté cet hiver un prospectus de premier appel public à l’épargne en incluant le Québec. Les actions de l’entreprise doivent être inscrites à la Bourse de Toronto dans les prochains jours.

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