LA PRESSE EN CÔTE D’IVOIRE

La riposte s’organise

ABIDJAN, Côte d’Ivoire — La plainte est venue de la région de Shawinigan. Une retraitée s’était fait dérober 250 000 $ par un mystérieux internaute qui se cachait derrière un pseudonyme sur le site QuébecRencontres. Quelques mois plus tard, grâce à une habile coordination d’un bout à l’autre de la planète, une escouade spéciale de policiers fondait sur l’arnaqueur, débusqué dans les rues surpeuplées d’Abidjan. Un succès que les autorités espèrent pouvoir répéter.

La dame avait perdu son mari une dizaine d’années auparavant. Elle cherchait de la compagnie sur l’internet. « On devient tanné de la solitude à un certain point », raconte-t-elle. Elle a accepté de relater son histoire dans le cadre de ce reportage à condition de ne pas être nommée.

« Ma famille ne le sait pas. Si elle l’apprenait, ce serait catastrophique. »

— Une femme de Shawinigan victime d’un brouteur

En 2014, grâce au site de rencontres, la dame rencontre effectivement, en personne, un homme très sympathique de la région de Montréal. Après un moment, leurs horaires respectifs et la distance font qu’ils se perdent de vue.

Puis, un beau jour, il refait surface dans sa vie par un message sur l’internet. Il dit se trouver en France, où son frère est mort en lui léguant un héritage de 1,5 million d’euros. Il dit devoir payer une « caution » pour prendre possession de son dû, mais prétend être parti de chez lui précipitamment sans prendre d’arrangement à cet effet.

La dame l’ignore, mais elle ne parle plus au même homme : les messages viennent d’un réseau de brouteurs ivoiriens qui ont usurpé l’identité de celui-ci.

Lorsque la veuve se montre ouverte à participer à sa récupération, l’héritage devient encore plus impressionnant. Il est maintenant question de 15 millions cachés au Burkina Faso. Encore là, il faut payer des frais pour y avoir accès. Si elle accepte d’investir un peu de son argent à cette fin, la dame pourra espérer un beau magot en retour. Elle reçoit de faux documents à l’appui : avis de décès, jugement de cour.

FRAUDE PAR-DESSUS FRAUDE

Lorsqu’elle comprend qu’elle s’est fait flouer, un nouveau personnage entre en scène. Il l’appelle et explique travailler à l’ambassade de France à Abidjan où il est responsable du remboursement des victimes d’arnaque. Elle n’a qu’à acquitter les frais d’ouverture du dossier, les frais d’avocat, quelques formalités ici et là, dit-il. Lors d’une vidéoconférence, il est habillé proprement, devant un blason aux couleurs de la République française. La veuve tombe à nouveau dans le panneau. Elle crache encore l’argent. Ses débours dans cette aventure atteignent le quart de million.

« On dépense une partie de sa retraite, on développe un sentiment de culpabilité, la vie devient un cauchemar. On devient fragile, et on met ses espoirs dans tout ce qui pourrait arranger les choses. C’est tentant, alors, de mettre 50 000 $ de plus pour payer un soi-disant avocat qui propose de récupérer tout l’argent. » — La victime

Ruinée, elle devra prendre une nouvelle hypothèque sur sa résidence. Elle ne va plus bien du tout. « Je dormais et j’avais l’impression d’entendre des “bing bing bing”, comme des bruits de courriels qui entraient », se souvient-elle.

En août 2014, elle communique avec la police. La Sûreté du Québec (SQ) prend l’affaire en main. Les agents notent le numéro d’où provenait l’appel en Côte d’Ivoire et font aller leurs contacts au sein de la police scientifique ivoirienne, l’unité spéciale anti-brouteurs.

« On leur a dit : “Nous avons une victime concrète, êtes-vous capables de faire quelque chose ? On peut vous transmettre l’information” », se souvient le capitaine Frédéric Gaudreau, de la SQ.

LES IVOIRIENS PRENNENT LE RELAIS

Le dossier atterrit alors sur le bureau du lieutenant Ismael Zegbei, que La Presse a pu suivre dans son quotidien à Abidjan. L’enquêteur dans la trentaine est une sorte de force tranquille au sein de la police scientifique. Le genre de policier qui peut répéter sans cesse la même question en interrogatoire, sans se lasser, s’il est insatisfait des réponses d’un suspect. Un spécialiste des fraudes qui tape ses rapports à deux doigts, en prenant tout son temps et en choisissant soigneusement ses mots.

« Nos collègues canadiens nous ont communiqué le numéro de téléphone qui avait été utilisé. Il ne fonctionnait plus, mais il avait été utilisé pendant un mois dans un portable précis. Ça laisse des traces. »

— Ismael Zegbei, lieutenant de la police scientifique ivoirienne

Le numéro transmis par la SQ mène à un jeune dans la vingtaine, ancien employé d’une société de téléphonie d’Abidjan, qui vient d’être congédié pour laxisme dans l’enregistrement des renseignements des abonnés. La police soupçonne que le dénommé Outtara N’Gana Jonas utilisait son accès aux banques de données téléphoniques pour procurer des numéros intraçables aux brouteurs. Il est interpellé et accusé formellement d’escroquerie à l’endroit de la retraitée québécoise. Selon le procès-verbal d’enquête consulté par La Presse à Abidjan, l’accusé a reconnu une partie des faits. Il attend aujourd’hui son procès et risque cinq ans de prison ferme.

DES LIENS RENFORCÉS

La réussite de cette première enquête est le fruit de la relation particulière que sont en train de nouer les agents de la SQ et de la police scientifique ivoirienne. Par l’entremise de Francopol, le regroupement mondial des services de police francophones, des cadres des deux organisations ont pu échanger sur la meilleure façon de combattre les brouteurs.

Ils ont détecté des lacunes dans le traitement des dossiers internationaux. La transmission de l’information était beaucoup trop lente. La communication, plutôt mauvaise. L’agent de liaison canadien le plus proche d’Abidjan était un policier de la GRC situé à Rabat, au Maroc, à 3200 km de distance à vol d’oiseau. Malgré ses efforts, il couvrait une large région et ne pouvait faire de miracles à lui seul. Le Canada était loin d’avoir les moyens de la France, qui dispose de policiers en poste à son ambassade d’Abidjan pour suivre les enquêtes en direct.

Mais les choses s’améliorent. Le patron québécois de la lutte contre la cybercriminalité s’est rendu en Afrique, son homologue ivoirien est venu au Québec en avril dernier. Aujourd’hui, au bouillonnant quartier général de la police scientifique, à Abidjan, les enquêteurs ivoiriens se promènent avec des dossiers sur lesquels sont inscrites, bien en vue sur la couverture, les coordonnées du policier québécois chargé de la même enquête, de l’autre côté de l’océan. En cas de besoin, un rapide coup de fil permet de vérifier un renseignement ou d’obtenir un complément de preuve.

Ce sont aussi les policiers de la SQ qui font le lien avec les victimes au Québec : autrefois, quand les agents ivoiriens tentaient de les joindre directement, les personnes lui raccrochaient souvent au nez, croyant avoir affaire à un nouvel arnaqueur.

« Ils ont vraiment une volonté de collaborer, ils sont avancés concrètement et ils ont une capacité réelle d’action. On leur transmet un maximum d’information », explique le capitaine Frédéric Gaudreau, au sujet de ses confrères africains.

Le capitaine refuse de crier victoire trop vite, même si plusieurs enquêtes prometteuses sont en cours. Il attend notamment de voir comment le dossier d’Outtara N’Gana Jonas sera traité par les tribunaux ivoiriens. Mais il est certain qu’il est possible d’endiguer le flot actuel de fraudes. « Il reste du travail à faire, j’en conviens, mais on peut y arriver », dit-il.

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