Chronique Histoires montréalaises

Chez Steve

Ce n’était pas encore Steve’s Music et la rue s’appelait Craig. Le tramway passait ici, devant une enfilade de pawnshops tenus par des familles d’immigrants juifs d’Europe de l’Est. On en comptait une bonne trentaine dans les années 20. On pouvait trouver de tout pour pas cher, des chemises, des vestes, de la vaisselle, une tente…

Ce que Diego voulait, c’était un accordéon. Il avait 8 ans, il débarquait d’Italie avec son père, et il était fou de musique, et il l’a trouvé ici.

« Dans les années 60, quand j’ai voulu faire un band, les gars m’ont dit que c’est pas avec un accordéon que j’allais pogner… »

Diego Insalaco est devenu claviériste, un des meilleurs en ville. Il a joué dans tous les bars et toutes les salles. Il a appris le français en province pour causer aux filles. Il a appris la bonne façon de jouer avec les musiciens noirs de Montréal, une école de rigueur et de style, me dit-il.

Les tramways ont été remisés, on voit parfois les rails dans le quartier quand l’asphalte pèle au printemps. La rue s’appelle maintenant Saint-Antoine. 

Et il ne reste de cette époque qu’une petite rangée de bâtiments chambranlants, comme oubliés en bordure de l’autoroute Ville-Marie, cette plaie urbaine jamais refermée.

Il reste aussi une chanson de Leonard Cohen, Let’s Sing Another Song, Boys. On y voit la fille d’un propriétaire de pawnshop tenter de séduire un client avec une clarinette ou un micro « qu’un pauvre chanteur comme moi avait dû lui laisser ».

Cohen a acheté à 15 ans dans un de ces comptoirs sa première guitare, en 1949.

Il est revenu chez Steve’s il y a 10 ans acheter un clavier avec synthétiseur, et c’est Diego qui le lui a vendu.

« C’est un truc qui fait des accompagnements, ça aide à composer… C’était plus un poète, tu sais, alors il trouvait des airs et ensuite il appelait des vrais bons musiciens », dit le vendeur-musicien avec compassion.

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C’est au milieu de ces bâtiments fantomatiques que trône Steve’s, rendez-vous mythique des musiciens depuis 50 ans.

Le magasin déménagera à la fin de l’été rue Sainte-Catherine.

Ce sera encore le même magasin, les mêmes guitares, les mêmes vendeurs-musiciens experts, le même mur de photos de célébrités… Mais on quittera ce bâtiment impossible qui en fait le charme.

Les planchers sont croches et font des drôles de bruits, les fenêtres sont sales, les ordinateurs datent des années 80… Dans l’arrière-boutique, les acariens sont morts étouffés dans la poussière.

Je dis l’arrière-boutique, mais il faudrait parler au pluriel. Steve’s est une enfilade de boutiques agglomérées au fil des ans et des expansions. À l’étage, on trouve des restes des anciens logements, des frigos des années 50, des portes murées, des traces d’incendies du dernier siècle et demi, des escaliers qui ne mènent plus nulle part… Puis, soudainement, une zone d’entreposage et des bureaux d’administration.

Il faudrait un égyptologue pour trouver son chemin ici.

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Le père de Steve Kirman, un homme qu’on n’a vu qu’en complet toute sa vie, avait son comptoir de prêt sur gage, rue Craig. Il destinait ses deux fils à un statut social plus prestigieux. Le frère de Steve a fait un doctorat en économie à Cornell et est devenu professeur d’université à McMaster. Steve préférait les voitures de course aux bibliothèques, et c’est sous la férule du père qu’il a ouvert son tout petit magasin en 1965, à 19 ans.

« C’était un pawnshop, mais il s’est rendu compte rapidement qu’il vendait surtout des instruments de musique, des guitares en particulier, c’étaient les années des Beatles et de la British Invasion, tout le monde voulait être musicien », dit Sheldon Sazant, gérant, qui arpente le magasin depuis 1978.

« C’était une job d’été pendant que j’étudiais en microbiologie, mais après mon bac, Steve m’a offert de rester… »

Et quand on entrait ici, souvent, on y restait toute sa vie.

« Ma femme est drummer, au fait. »

En entrant, on aperçoit un mur des célébrités. De Michel Rivard à Sting à Céline Dion. Il n’y a pas assez de place. Tiens, une photo délavée de Pierre Elliott Trudeau avec Robert Charlebois, et Sheldon, moustachu et magnifique afro sur la tête, entre les deux.

« Charlebois était un client et Trudeau était venu acheter un clavier pour un de ses enfants, ils étaient ensemble par hasard, j’ai fait prendre la photo », dit le gérant.

Des cymbales livrées 10 minutes avant un spectacle, un vendeur qui est invité à jouer de la batterie pour un « sound check » avec Bruce Springsteen, un employé qui donne un « lift » jusqu’à son hôtel à Robert Downey Junior parce qu’il pleut, mais sans savoir qui c’est, seulement pour être aimable (Steve faisait ça souvent)… 

L’endroit bruisse encore des anecdotes entourant le passage de ceux qui ont fait la musique des 50 dernières années. Et de ceux qui veulent les imiter.

« Billy Gibbons de ZZ Top est venu ici une fois, il cherchait un petit câble pour relier au micro depuis des mois, notre gars lui a trouvé ça dans l’entrepôt. Il était tellement content, le lendemain une limousine blanche s’est stationnée devant le magasin et il a signé des photos pendant trois heures. »

Daniel Bélanger, Daniel Boucher, Half Moon Run, Paul Piché, Gerry Boulet et Offenbach, Harmonium… La liste de ceux qui ne sont pas venus ici serait moins longue à dresser.

« Les temps sont durs pour les musiciens, les revenus ne sont plus ce qu’ils étaient. Je ne vous dirai pas qui, mais j’ai vu un musicien me demander si j’avais une job pour lui… Ça m’a fendu le cœur. Ce qu’on voit beaucoup depuis quelques années, c’est des professionnels qui ont enfin les moyens d’acheter la guitare ou le clavier de leurs rêves, et qui ont le temps d’en jouer », dit Sheldon.

« Il y a eu des gens de partout qui se sont retrouvés ici, pour travailler ou pour jouer, des Jamaïcains, des Chinois, des juifs anglophones, des francophones, des Italiens, des Haïtiens… C’est tout Montréal à travers la musique », dit Diego.

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Bien des choses ont changé depuis l’ouverture, et pas seulement les possibilités qu’offre l’informatique.

« Il y avait un esprit unique au Québec dans les années 60, 70, les gens vivaient sans se soucier du lendemain, quelque chose de festif dans la mentalité », dit Sheldon.

Tard le soir, quand la rue Craig/Saint-Antoine était déserte et la police pas trop près, on pouvait voir Steve faire des courses de voiture, quand il ne festoyait pas dans les Laurentides. Il est mort en 2012, laissant ses magasins (dont ceux d’Ottawa et de Toronto) à son fils Michael.

Les murs ici craquent pour le passant, mais ils parlent pour des générations de musiciens. 

Bientôt, peut-être, tout sera rasé. Un avis d’expropriation a été envoyé. Il avait été question de condos. Il est maintenant question d’agrandissement du Palais des congrès. Héritage Montréal voudrait qu’on préserve ces vestiges. Je ne voudrais pas être le rénovateur de ce capharnaüm architectural. Mais Montréal aura perdu de son âme quand on aura jeté à terre ces bâtisses de briques et de pierres, qui remontent à 1870, d’après Michael Kirman.

C’est un autre repère affectif de la ville qui s’en ira.

« Imagine qu’on déménage Schwartz… » dit Diego. C’est pas qu’une question de smoked meat, quoi.

Pourquoi les employés restent mille ans ici, Sheldon ? Il sourit.

« Parce qu’on vend de l’émotion, on vend du rêve, on vend de la joie. Voilà. »

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