HOMMAGE

Salut Raymond ! Et merci.

Fin août 1988, je suis une élève de deuxième secondaire et je m’apprête à rencontrer M. Dusseault, notre enseignant de sciences physiques. Mais en fait, jamais plus, après la première journée de classe, je l’appellerai M. Dusseault. Ce sera Raymond.

Pas parce que je venais de prendre l’habitude de tutoyer mes enseignants. D’ailleurs, Raymond sera le seul que je tutoierai – à l’exception de Rosaire, qui fut mon entraîneur de saut en longueur, mais ça, c’est une autre histoire – , mais parce qu’on ne pouvait pas vouvoyer Raymond. Il ne le voulait pas. 

Raymond était dans la fin vingtaine. Il était daltonien. Ses vêtements n’étaient donc… pas souvent agencés, dirai-je ainsi. Raymond était un savant croisement entre Yolande la grenouille de Marc Labrèche et Hubert Reeves, avec qui il partageait une passion pour la Terre et une certaine coupe de cheveux…

Ses cours de sciences étaient éclatés, drôles, hors du commun, dans la marge. Il avait ce regard incroyable lorsqu’on donnait une mauvaise réponse à l’une de ses questions.

Un regard qui disait que tu n’allais pas mourir parce que tu t’étais trompée, mais que t’étais vraiment dans le champ pis que c’était drôle en « sacrament » ! Une face qu’on n’oublie pas ! Et cette manie qu’il avait de faire bouger sa pseudo-coupe Longueuil lorsqu’il se déplaçait dans les corridors de l’école. Mémorable ! Un enseignant d’exception à qui j’ai joué les pires tours. Pas parce que je ne l’aimais pas, mais parce qu’il riait toujours de bon cœur à mes douces niaiseries.

Raymond a fait de moi, du moins en partie, la prof que je suis devenue. Je vous rassure, je n’ai pas la coupe Longueuil de Raymond et je porte des chaussettes de la même couleur. Du moins, la plupart du temps. Ce que Raymond m’a légué, c’est cette possibilité de me savoir différente, de faire les choses autrement, d’être une enseignante compétente, mais capable d’une grande autodérision. Il m’a permis d’être moi. D’être différente, d’assumer mon goût d’être originale.

Non pas pour provoquer, mais pour créer ce lien particulier avec les élèves. Un lien qui se développe parce qu’on présente à nos élèves ce qu’on a de plus vrai, de plus authentique. Il m’aura également appris à apprendre, parce que savez-vous quoi ? On se trompe lorsqu’on apprend. Ben oui. Avant même qu’Alexandre Despatie se prenne des « flats » sur la bedaine en pratiquant ses plongeons, j’avais appris, en 1988, que de me tromper faisait partie du processus d’apprentissage.

Parce que Raymond rigolait lorsqu’on se trompait. Ô ce qu’il rigolait ! Il nous a appris à rire de l’erreur et à recommencer sans avoir peur.

À l’automne, Raymond nous a annoncé qu’il avait un cancer en phase terminale. Il n’était pas encore à la retraite, et la grande faucheuse avait décidé que le prof de sciences devait tirer sa révérence avant son temps.

Ce que je trouve le plus regrettable, c’est d’admettre que plusieurs générations d’élèves qui auraient dû connaître Raymond ne le connaîtront pas. Elles ne verront pas son visage se crisper en entendant une élève donner une mauvaise réponse. Elles n’entendront pas son rire si communicatif. Elles ne goûteront pas à son sens de la répartie exemplaire. Elles ne sauront pas qui est Raymond.

Raymond nous a tellement marquées que nous sommes plusieurs anciennes élèves à nous relayer à son chevet pour l’aider à faire le dernier bout. Nous sommes plusieurs à nous presser à son chevet pour qu’il nous fasse encore sa face de Yolande et qu’il nous raconte encore ses anecdotes de sciences. Et, lorsqu’on entre dans sa chambre, on ne peut que voir ces grands albums photo où nous figurons toutes. Raymond a des anecdotes pour chacune de nous. Sa vie de prof est dans ses albums. En fait, toute sa vie est dans ses albums. Raymond n’a pas eu d’enfants, mais il nous a eues, nous toutes. Des générations de filles qu’il aura initiées aux sciences, à qui il aura ouvert les portes de ce domaine, et ce, à une époque où les facultés de sciences étaient encore le domaine presque exclusif des hommes.

Raymond, d’ici quelques semaines, tu vas partir vers tes cumulonimbus (ou les autres nuages, dont le nom m’échappe, tu m’excuseras de ne pas avoir tout retenu de tes cours… mais après tout, je suis devenue enseignante de sciences humaines !). Tu nous auras tellement marquées, tu n’as pas idée. Tu auras participé significativement à faire de Julie M., de Mirelle D., de Chantal B., d’Annick G., de Céline R., de Nathalie M., de Julie B., de Gabrielle R., de Geneviève B., de Sonia L.-M. et de milliers d’autres ce que nous sommes devenues.

Raymond, bonne route. Pars en sachant que tu as accompli beaucoup. Beaucoup plus que tu ne le penses.

Pis lorsque tu arriveras où tu arriveras, n’oublie pas de leur rappeler que tu es daltonien et que c’est pour ça que tes chaussettes ne sont pas de la même couleur…

Je t’embrasse.

* Enseignante au collège Beaubois, chargée de cours à la faculté des sciences de l’éducation de l’Université de Montréal

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