Éditorial Paul Journet

RÉPARTITION DE LA RICHESSE Les inégalités morbides

À partir de combien de milliards en a-t-on assez ?

Selon un nouveau rapport d’OXFAM*, les 26 milliardaires les plus riches du monde posséderaient autant que la moitié la plus pauvre de l’humanité.

Derrière cette statistique, il y a trois milliards de bouches qui peinent à se nourrir, à se loger, à se soigner. Dans la balance aveugle de l’économie, leur sort pèse autant que le droit des ultrariches à s’acheter un yacht de plus, même quand ils ne se souviennent plus combien ils en possèdent…

Comme l’écrivait l’économiste John Maynard Keynes en 1930, un tel culte de l’argent devrait être reconnu pour ce qu’il est : une « passion morbide plutôt répugnante […], à moitié criminelle, à moitié pathologique ».

Il est vrai que la méthodologie d’OXFAM est très imparfaite. Son rapport ne considère que les actifs nets. Il néglige ainsi l’impact du revenu et du coût de la vie. Et il oublie que certaines dettes, comme une maison, constituent en fait un investissement.

Mais ne perdons pas notre temps à scruter l’arbre au lieu de voir la forêt. Car même s’il fallait 2000 et non 26 milliardaires pour valoir autant que la moitié la plus pauvre de l’humanité, le scandale demeurerait intact. Un exemple frappant : pendant que des centaines de millions de gens se démènent pour survivre, Jeff Bezos investit dans le tourisme spatial pour les ultrariches qui, comme lui, ne trouvent pas assez d’endroits sur Terre pour flamber leur fortune.

C’est, pour utiliser un terme que certains économistes abhorrent, un problème « moral ».

On pourrait y voir un effet collatéral de l’enrichissement de nos sociétés. Or, les chiffres disent autre chose. Depuis les années 80, pendant que la croissance économique ralentissait, les inégalités augmentaient. En d’autres mots, la tarte devient moins grande et les ultrariches prennent une plus grosse portion.

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On appuie sur pause pour apporter deux nuances.

D’abord, les données d’OXFAM portent sur l’ensemble de la planète. Le lien entre la fortune d’un ultrariche américain et la pauvreté dans un pays d’Afrique subsaharienne, par exemple, n’est pas direct. L’un n’arrache pas l’argent des mains des autres.

Ensuite, il faut dire que malgré les inégalités, la pauvreté extrême (moins de 2 $US par jour) recule. Depuis 1990, elle a diminué de moitié. Il reste qu’avec 2,50 ou 3 $ par jour, on n’est pas riche ni même tout à fait libre. Et les inégalités ne sont pas un passage nécessaire pour réduire la pauvreté extrême. Le contraire s’observe. Si la croissance économique avait été maintenue sans augmenter les inégalités, 200 millions de personnes de plus auraient vu leur revenu augmenter assez pour sortir de la pauvreté extrême.

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Pour briser le cycle des inégalités, il faut défaire le mythe de la méritocratie. Il découle d’un réflexe trop humain : s’attribuer les succès et expliquer les erreurs par le contexte.

Or, selon les données d’OXFAM, le tiers de la fortune des ultrariches proviendrait des héritages. Comme on dit, c’est le premier million qui est le plus difficile à gagner… Après, le capitalisme donne un beau coup de pouce. Comme l’a démontré Thomas Piketty, les revenus de placement croissent plus vite en général que les salaires. Ce cercle vicieux creuse les inégalités.

Au lieu de ne voir que l’œuvre du mérite individuel, il faudrait aussi mesurer le rôle des choix politiques (régime fiscal, paradis fiscaux, conditions de travail, etc.).

La preuve de leur importance : le niveau des inégalités varie grandement selon les pays. Le Québec est nettement plus égalitaire que les États-Unis, le Royaume-Uni ou même que le reste du Canada. C’est ce que démontre Nicolas Zorn, chercheur à l’Université de Montréal, dans son excellent essai Le 1 % le plus riche – L’exception québécoise.

Si on ne regarde que les revenus bruts (avant impôt et transferts), le Québec n’échappe pas tout à fait à la tendance mondiale. De 1982 à 2015, les revenus bruts du 1 % ont carrément doublé. Pendant ce temps, ceux du 99 % ont seulement augmenté de 8 %.

Or, le modèle québécois fait ensuite son travail. Si on calcule le revenu net (après impôt, transfert et redistribution), les inégalités sont restées stables durant la même période, selon les calculs de l’Institut du Québec.**

Cela dit, d’inquiétantes pressions demeurent. On le voit avec la fuite de capitaux à cause de l’évitement et l’évasion fiscaux. Et on le voit avec l’érosion du taux d’impôt des entreprises à cause de la concurrence internationale.

Voilà pourquoi on reste plus que sceptique face aux vœux pieux entendus la semaine dernière au Forum économique mondial à Davos. Ensemble, le temps d’un sommet, les chefs d’État et d’entreprise ont déploré les inégalités. Mais depuis, leurs jets ont quitté la Suisse et ils poursuivent leur course folle à la concurrence fiscale pour attirer les investissements. On a vu où cela nous mène.

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