Extrait

Fuites mineures, de Mahigan Lepage

« Je voulais plus rien savoir des adultes et des parents et des profs, avec Peanut et Bibitte et les autres on voulait s’inventer nous-mêmes, et choisir notre linge et nos produits et nos musiques et nos fuites. Et je me révoltais à la maison et je me révoltais à l’école. J’envoyais promener mon père et j’envoyais promener ma belle-mère et j’envoyais promener les profs. Parce que mon père et ma belle-mère et les profs ils voulaient seulement que je fasse ce qu’ils voulaient ce qu’ils disaient mais moi j’avais mes désirs et mes besoins et mes élans et mes envies à moi, ils me comprenaient pas et ils m’écoutaient pas et ils pensaient savoir mieux que moi ce qui était bon pour moi. »

ROMAN QUÉBÉCOIS MAHIGAN LEPAGE

Ouvrir les chemins

Fuites mineures

Mahigan Lepage

Mémoire d’encrier, 197 pages

Mahigan Lepage propose, dans Fuites mineures, « douze tounes » qui sont autant de chants sur les splendeurs et misères de la jeunesse en cavale aux quatre coins du Québec. Parce que pour conquérir le monde, il faut d’abord partir et que fuir, c’est parfois se sauver. Entretien avec un écrivain nomade.

Nombreux sont ceux qui reconnaîtront leur adolescence dans les Fuites mineures de Mahigan Lepage. Mentir à ses parents, rater l’école, faire du pouce, fumer du hasch au couteau, gober des buvards, jalouser ses amis qui ont des blondes, trouver sa « gang », glander beaucoup et jouir de toutes les errances… On ne s’étonne pas que l’écrivain cité en exergue soit Kerouac.

Mais le projet de Mahigan Lepage, Prix Émile-Nelligan 2012 pour Relief, auteur des récits Vers l’Ouest et Coulées, n’a rien à voir avec la nostalgie. « Rien ne me serait plus étranger », dit l’écrivain de 34 ans que nous avons joint en Équateur, où il étudie l’espagnol et poursuit son apprentissage… de la boxe thaïe !

« On choisit de s’éteindre ou non, et ça nous regarde. C’est simplement la créativité que je retrouve, pas la nostalgie. Cette énergie qu’on a tous, ça vaut le coup de l’entretenir, mais elle n’est pas exclusive aux adolescents. Pour moi, ce livre a été une façon de rallumer le feu de l’incendie que j’avais dans la tête plus jeune, et j’espère que ça va produire le même effet dans d’autres têtes. »

Le narrateur de Fuites mineures accuse cette « hypertrophie du lobe frontal » qui finit par atteindre l’adulte et tuer le goût du risque, la spontanéité, voire l’inconscience. Toutes ces explorations de l’adolescence, dont on rit parfois plus tard et qu’on met sur le compte de la niaiserie, sont pourtant la clé du champ des possibles chez Mahigan Lepage.

« On est monomaniaque quand on est adulte et on ne s’en rend même plus compte. »

« Ce n’est pas vrai que c’est toujours bien de tout prévoir, tout penser, tout rationaliser. Repasser par l’adolescence, les fuites, la drogue, c’est refaire surgir d’autres configurations de neurones, qui ne sont pas invalides. “Mineur”, ça veut dire adolescent, ça veut dire insignifiant aussi, mais parler du “mineur”, c’est lui donner une légitimité, c’est s’occuper de quelque chose de négligé. Et c’était vraiment aussi me payer un trip d’écriture en même temps. »

Le style de Mahigan Lepage a quelque chose de lancinant. Son expérience des lectures publiques est capitale pour lui, qui veut toujours aller plus loin dans l’oralité. Dans ses fuites, on tourne en rond, frénétiquement, autour des mêmes obsessions, les maladresses y sont nécessaires, les hontes sont cuisantes et le narrateur ne cesse de se répéter comme pour bien mesurer ce nouveau réel qu’il tente de créer en fuyant celui imposé par la famille, l’école et la société.

« Ce sont des spirales, précise-t-il. C’est un entraînement, une énergie, une puissance. C’est un rythme, comme une course, une marche des refrains. C’était aussi l’idée d’être dans un présent continuel. Le narrateur brûle d’avance ce qui viendra après. C’est ça, l’esprit du livre, on ne fait pas de réserves, on n’essaie pas de construire les choses à l’avance. On fonce. »

LA VIE, C’EST LE MOUVEMENT

Dans cette faune en pleine ébullition hormonale, la figure la plus forte est certainement Peanut, l’ami qui sombre, l’ami qui disparaît. « C’est une autre version de mon propre visage. C’est une fulgurance, une image de ce que j’aurais pu devenir. Et c’est presque une mort… »

Car après coup, Mahigan Lepage a constaté qu’il aurait pu suivre une fuite autodestructrice. « Oui, j’ai craint cela, avoue-t-il. Parce que… pas assez d’espace, pas assez de mouvement, pas assez de route, pas assez d’autonomie. J’ai entendu un psy, un jour, parler de la différence entre l’autonomie et l’indépendance. L’autonomie, ça veut dire se nommer et se définir soi-même, croire qu’on a une prise sur son destin, tandis que l’indépendance, c’est la capacité physique de se débrouiller par soi-même. Dans nos sociétés, il y a un décalage, parce que l’autonomie, pour certaines personnes, arrive jeune, mais l’indépendance n’est pas encore là et on est encore soumis à des autorités. Cette situation-là est extrêmement souffrante, je trouve, et on n’a pas l’air de vouloir l’envisager comme un problème. »

Pour Mahigan Lepage, « la vie, c’est le mouvement » et son besoin d’espace est « insatiable ». Tout de suite après avoir remis sa thèse de doctorat en littérature, il a pris le large, il s’est lancé dans des « fuites majeures » en quelque sorte, visitant de nombreux pays, tout en écrivant sans cesse, ce qui lui a permis d’entretenir son blogue très touffu, Le dernier des Mahigan.

Visitez le blogue de Mahigan Lepage : www.mahigan.ca

« Rester mobile, c’est comme ça que je me sens bien. Quand je suis quelque part, mais qu’il y a toujours un horizon pour aller ailleurs. Au fond, l’espace, je le conquiers beaucoup plus en écrivant qu’en ayant vécu. Les fuites que je raconte, ce sont des points d’intensité que j’ai retracés dans mon parcours, des petits points sur une longue ligne de platitude. Je suis retourné où ça courait, où c’était fou, et je me suis éclaté. Après coup, c’est une victoire et une revanche. »

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