Jean-Paul Bédard

L’homme qui célèbre l’adversité

En octobre 2016, Jean-Paul Bédard a couru le Scotiabank Toronto Waterfront Marathon. Quatre fois. En continu.

Cette année, ce coureur torontois à la tête grise et au sourire d’enfant se prépare à courir six fois ce même marathon en trois jours, à partir du 22 octobre.

Six fois 42,195 km. Deux marathons par jour. Trois jours de suite.

Pourquoi s’impose-t-il ce défi titanesque ? Pour illuminer la cause qu’il défend : celle des survivants de violences sexuelles. Lui-même victime de cette violence quand il était enfant, il estime que plus on en parle, mieux la société sera armée pour défendre les plus vulnérables.

Auteur du livre Running Into Yourself qui raconte son parcours, élu « coureur canadien de l’année » en 2015, et parmi les 50 Canadiens les plus influents selon le Huffington Post, Jean-Paul Bédard tient le coup sur un seul mantra : « embrace the suck ». Qu’on pourrait traduire par « accueillir l’adversité ». 

Plus qu’un lâcher-prise face à la douleur, il y a une notion de célébration dans cette étreinte de l’ardu, un sourire baveux offert à l’adversité…

Rencontre avec un homme d’exception.

« Embrace the suck » est votre mantra… pourquoi ?

J’ai survécu à la violence sexuelle, à des années de dépendance à l’alcool et à la drogue. J’aurais préféré ne pas avoir connu cette vie-là, mais si je peux tirer des enseignements de tous ces traumatismes, je dirais que ça m’a enseigné une force dont je ne me croyais pas capable. Mon esprit est plus fort que mes circonstances de vie. J’ai appris la résilience, qui est essentiellement composée de notre capacité à vivre avec l’adversité, et l’inconfort. Mes années de dépendance m’ont appris que rien de bon ne peut naître quand on essaie d’étouffer nos émotions, aussi mauvaises soient-elles. Chaque fois que j’ai envie d’abandonner, ou d’anesthésier la douleur, que ce soit dans le sport ou dans la vie, je me répète « embrace the suck » et ça me donne l’élan pour continuer.

Vous avez livré des batailles incroyables, autant dans votre vie personnelle que dans le sport. Faites-vous des liens entre les deux ?

Oh oui ! Quelqu’un qui a vécu des traumatismes liés à la violence sexuelle a souvent une relation tourmentée avec son corps. On le tient à distance, on crée une rupture, pour s’en distancier puisqu’il nous fait sentir sale, indigne et abîmé à jamais. L’essentiel de mes problèmes de consommation vient de mon incapacité à entrer en relation avec mon corps. Toute la beauté de ma pratique de la course vient de là… Courir m’a permis de retrouver mon corps, de me réconcilier avec lui. La course m’a permis de voir que mon corps est fort, qu’il est beau, et que je peux l’occuper en toute sécurité. C’est pour ça que j’ai intitulé mon livre Running Into Myself. C’est le cadeau que m’a fait la course : me rendre mon « moi ».

Dans votre vie, de quoi êtes-vous le plus fier ?

Mes 30 années de mariage avec Mary-Anne, mon incroyable partenaire de vie… On a traversé beaucoup d’épreuves tous les deux. Ça nous a soudés, et surtout, ça nous a rendus encore plus amoureux l’un de l’autre.

Dans la course, de quoi êtes-vous le plus fier ?

Sans aucune hésitation, je dirais que c’est d’avoir été nommé « coureur de l’année » au Canada en 2015. Ç’a été une reconnaissance incroyable de la part de la communauté des coureurs. Pas pour les distances que je courais ni pour la vitesse à laquelle je les courais, mais pour le chemin que j’avais parcouru dans ma vie.

Il y a des moments où vous échouez à « célébrer l’adversité » ?

Ah ah, oui ! Je suis un être humain, je passe mon temps à échouer ! C’est la beauté d’avoir un mantra, ça te rappelle que c’est le chemin qui importe, pas la destination.

Vous avez couru le marathon de Toronto quatre fois l’an dernier. Vous allez le courir six fois cette année. Qu’espérez-vous accomplir avec ce défi de fou ?

Cette année, je vais tenter de courir 253,2 km en trois jours consécutifs. Pour ce qui est du « embracing the suck » je vais être servi en termes d’adversité et d’inconfort. C’est le but. Personne n’aime parler de l’omniprésence de la violence sexuelle dans notre société. Ça rend les gens mal à l’aise, et ce malaise mène au silence. Ce silence amplifie le sentiment de honte pour ceux qui subissent ces violences. Et en toute franchise, ceux qui les commettent profitent de ce silence. Quand je me mets au défi de courir des distances extrêmes, j’attire l’attention. Les médias ont tendance à vouloir couvrir les exploits liés à l’endurance, et toujours, j’ai la même question : « Pourquoi faites-vous ça » ? Quand je leur raconte mon histoire, que je leur dis que mes courses servent à sensibiliser la société aux questions liées aux violences sexuelles, et aussi à ramasser des fonds pour les survivants, les gens s’ouvrent… et ils sont plus enclins à discuter d’un sujet qui, autrement, les rend trop mal à l’aise.

Si par la course, je peux contribuer à faire tomber les tabous, à ouvrir et à nourrir cette discussion qui s’impose depuis longtemps, alors c’est que je suis sur le bon chemin…

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