Éditorial  Statistique Canada

Choisir l’à-peu-près

« On ne peut pas gérer ce qu’on ne peut pas mesurer. »

— Stephen Harper, le 29 septembre 2014 lors de l’Assemblée générale des Nations unies

Le premier ministre Harper devrait être en accord avec lui-même. L’automne dernier, il prononçait devant l’ONU un intéressant discours sur la malnutrition et la mortalité infantile dans les pays en voie de développement. « Les statistiques sur les faits de l’état civil sont critiques. On ne peut pas gérer ce qu’on ne peut pas mesurer et dans cette mission, nos progrès se mesurent en précieuses vies sauvées », soutenait-il. Il ne lui reste qu’à nourrir les mêmes ambitions pour son propre pays.

Un triste anniversaire sera bientôt célébré, celui des cinq ans de l’abolition du recensement obligatoire de Statistique Canada. C’était le portrait le plus précis de la population canadienne. Le gouvernement conservateur l’a remplacé par un questionnaire optionnel (l’Enquête nationale auprès des ménages).

Sans contrainte, le taux de réponse a diminué. Et ceux qui répondent ne sont pas représentatifs de la population. Quand on leur donne le choix, les pauvres, les Autochtones, les immigrants ou les mères monoparentales participeraient moins. Dans quelle mesure ce biais déforme-t-il les résultats du dernier recensement quinquennal, en 2011 ? On l’ignore.

Pour compenser le faible taux de réponse, Statistique Canada a dû abaisser ses critères. Il faut désormais 50 %, plutôt que 75 %, de réponses. Et même pour obtenir ce faible taux, il faut envoyer plus de copies. La facture additionnelle : 22 millions. Voilà ce qu’on a payé pour remplacer la science par de l’à-peu-près.

Munir Sheikh, ex-patron de Statistique Canada qui a démissionné en 2010, indiquait mercredi dernier à La Presse que certaines données du recensement risquent de devenir si contaminées qu’il faudra les jeter à la poubelle.

Le problème ne s’arrête pas là. Les données du recensement servent d’étalon pour vérifier si l’échantillon de plus petits sondages et enquêtes sont représentatifs. C’est tout l’édifice des sciences sociales qui vacille.

Et comme l’expliquait M. Harper à l’ONU, si on mesure mal un problème, il est difficile de savoir comment le régler. L’Institut de la statistique du Québec a déjà sonné l’alarme. Des décisions sur des politiques sociales sont désormais prises à l’aveugle, prévenait-on.

Ce recul survient alors que l’importance de l’information est plus reconnue que jamais. Dans le public, des villes et pays libèrent leurs données pour développer un gouvernement ouvert. Et dans le privé, la mode est aux mégadonnées (« big data »). Certes, ces entreprises misent plus sur la quantité que la qualité, mais le principe demeure le même : de meilleures informations mènent à de meilleures décisions.

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Pour justifier son absurde décision, le gouvernement conservateur avait invoqué deux arguments.

Le premier : le respect de la vie privée, pour lequel il a depuis montré son mépris avec son projet de loi antiterroriste. Le second : le respect du libre choix des citoyens. Il a malheureusement oublié que dans l'ignorance, on n'est jamais tout à fait libre de choisir.

Agir rapidement

Les néo-démocrates et libéraux se sont déjà engagés à revenir à la formule obligatoire. S’ils accèdent au pouvoir, ils devront agir très rapidement. Les questionnaires du prochain recensement sont déjà en préparation. Ils doivent être envoyés en mai 2016, mais le travail est d’une telle ampleur que l’impression commencera dès cet automne.

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