La laïcité en débat Opinions

D’État laïque à religieux

Le 27 mars dernier, le ministre de l’Immigration, de la Diversité et de l’Inclusion a déposé à l’Assemblée nationale le projet de loi 21 sur la laïcité de l’État. Les objectifs de la loi visent le respect des quatre principes suivants : la séparation de l’État et des religions, la neutralité religieuse de l’État, l’égalité des citoyennes et des citoyens et la liberté de conscience et la liberté de religion.

Dans le dictionnaire Larousse, les mots « religion » et « laïcité » sont définis respectivement comme un « ensemble déterminé de croyances et de dogmes définissant le rapport de l’homme avec le sacré » et une « conception et organisation de la société fondée sur la séparation de l’Église et de l’État et qui exclut les Églises de l’exercice de tout pouvoir politique ou administratif ». 

L’article 3 du projet de loi énonce que les institutions de l’État doivent être laïques, en fait et en apparence.

Le hic, c’est que le projet de loi 21 ne vise pas les Églises, mais uniquement les employés de certains organismes judiciaires et administratifs.

Or, comme le souligne la Cour suprême du Canada dans l’affaire de la prière à la Ville de Saguenay, la neutralité religieuse de l’État « concerne les institutions de l’État, et non celle des individus ». L’administration publique québécoise est tenue d’agir de manière impartiale à l’égard des administrés, c’est-à-dire sans parti pris ou préjugés de quelque nature que ce soit, religieux ou politiques. Ceci est un principe reconnu depuis longtemps.

L’État québécois est, dans les normes qu’il applique et dans les décisions qui sont prises en vertu de ces normes, indifférent à l’égard de toute religion. Il est déjà un État laïque, en fait et en apparence. L’exception à l’« apparence » de laïcité de l’État est le crucifix fixé au mur au-dessus du siège du président de l’Assemblée nationale. Sa présence constitue une violation de l’article 3 du projet de loi 21. Ce n’est pas un « compromis » que de l’enlever au moment où la Loi entrera en vigueur. Ce sera une obligation légale. Il faudra d’ailleurs enlever tous les crucifix qui sont encore bien visibles dans certains palais de justice de la province. La séparation de l’État et des religions, ça veut aussi dire la fin des funérailles d’État… à l’église, des exemptions fiscales pour les lieux de culte et l’interdiction du financement des écoles religieuses. 

L’État est laïque ou il ne l’est pas. D’ailleurs, si la seule volonté du gouvernement était d’affirmer la laïcité de l’État, il pouvait s’en tenir aux principes énoncés à l’article 2, sans enfreindre les droits fondamentaux de ses employés et des enseignantes, ce qui est inacceptable dans une société démocratique. 

Effets secondaires

Le projet de loi 21 est incohérent avec l’objectif de laïcité de l’État, car il cible les personnes et non les Églises et les institutions. De plus, il produira des effets contraires à cet objectif. Lorsque la Loi sur la laïcité entrera en vigueur, le fait religieux deviendra un élément déterminant de son application. Dans l’état actuel du droit, les décideurs doivent éviter de se prononcer sur les dogmes religieux. Avec la nouvelle loi, des arbitres de griefs, des juges et des membres de la Commission de la fonction publique devront s’appuyer sur les opinions d’experts sur les religions pour déterminer la nature religieuse du signe ou du vêtement proscrit.

La religion des personnes travaillant dans les organismes visés par la loi devra être scrutée pour déterminer si le « signe » qu’elles portent est « religieux ».

Les mots « signe » et « religieux » devront être interprétés, car ils ne sont pas définis dans la loi. Il faudra nécessairement établir le lien avec la croyance de l’individu et le signe litigieux. 

Selon le gouvernement caquiste, le projet de loi vise les « personnes en situation d’autorité ». Dans l’administration publique, il n’existe pas une telle chose qu’une personne en autorité. Ce sont les fonctions encadrées par les lois, et non les personnes qui les occupent, qui rendent possible l’exercice de l’autorité. Cette autorité ne peut exister que si une règle de droit l’autorise. Un policier, un procureur de la poursuite, un juge ou le membre d’un tribunal administratif n’a de pouvoir que ce que la loi lui accorde. Le projet de loi ne fait d’ailleurs aucune mention de la notion de « personne en situation d’autorité ».

Le compromis Bouchard-Taylor n’a pas de résonance en droit.

La légitimité de ce compromis est douteuse, non seulement parce que l’un de ses auteurs l’a renié, mais parce qu’il ne repose sur aucun fondement rationnel ou juridique.

L'égalité en emploi menacée

Enfin, l’adoption de la Loi sur la laïcité viendra miner les efforts des organismes publics pour respecter les objectifs de la Loi sur l’accès à l’égalité en emploi dans des organismes publics. Cette loi exige des organismes publics qu’ils augmentent l’accès à l’emploi dans la fonction publique des groupes victimes de discrimination en emploi, dont les femmes et les minorités visibles. 

La ministre responsable de la Condition féminine a déclaré que le voile est un « symbole d’oppression des femmes ». Est-ce pour libérer les femmes qui le portent volontairement qu’on doit les empêcher de travailler dans certains postes de la fonction publique et comme enseignante ? J’invite aussi le ministre de l’Immigration, de la Diversité et de l’Inclusion, qui est diplômé en droit, à expliquer aux étudiantes et étudiants en droit qui portent un signe religieux pour quelles raisons, malgré leur compétence, elles ou ils ne pourront occuper un poste de procureur de la poursuite, d’avocat ou de notaire dans la fonction publique québécoise. 

Mon ancêtre, Jacques Le Vallois, un huguenot français, est arrivé à Québec en 1684 comme soldat du régiment du capitaine de Crisafy. Pour conserver sa charge militaire, il a dû renoncer à sa foi, car les protestants n’étaient pas accueillis en Nouvelle-France. En janvier 1915, ma grand-mère, née de parents luthériens allemands, sera baptisée dans la foi catholique à l’âge de 8 ans. C’est qu’il n’est pas bon d’être protestant et allemand en pleine guerre mondiale contre l’Allemagne. 

Cher ancêtre et chère grand-maman, je suis triste de vous informer qu’encore aujourd’hui, au Québec, votre terre d’accueil, pour s’intégrer dans la société, il faut renier sa foi.

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Accueillir la différence avec confiance

J’ai travaillé comme conseiller à l’immigration au sein du ministère de l’Immigration et des Communautés culturelles (MICC) du Québec pendant de nombreuses années. Mon travail consistait à réaliser des entretiens de sélection à l’étranger avec des candidats à l’immigration au Québec, candidats originaires de différents pays, notamment des pays du Maghreb. 

C’est ainsi que j’ai rencontré et sélectionné des centaines, sinon des milliers, de candidats algériens, tunisiens et marocains. Donc des candidats de confession musulmane.

À maintes occasions, j’ai rencontré en entretien de sélection, aussi bien en Tunisie qu’au Maroc, des candidates musulmanes. Certaines se présentaient tête nue, d’autres portaient un foulard ou un hijab. Mais aucune n’était affublée de niqab, de burka ou de sitar. 

Je me souviens tout particulièrement d’une candidate algérienne rencontrée à Tunis. Elle s’est présentée seule à l’entretien de sélection, puisque sa demande était une demande de requérante seule, c’est-à-dire non accompagnée d’un conjoint ou d’un époux. Elle avait d’ailleurs voyagé seule d’Alger à Tunis. 

Quand je l’ai rejointe dans la salle d’attente de l’hôtel tunisien où se déroulaient les entretiens de sélection, pour l’inviter à passer dans la salle d’entrevue, j’ai observé qu’elle portait un foulard qui lui couvrait la tête, mais laissait voir son joli visage. Je lui ai présenté ma main à serrer, qu’elle a saisie sans hésitation et avec vigueur. Puis elle est entrée d’un pas décidé dans la salle d’entretien. 

La candidate détenait un diplôme algérien d’ingénieure d’État, elle s’exprimait dans un français impeccable et pouvait expliquer avec force détails les motivations entourant son projet d’immigration au Québec. Parmi ses motivations, il y avait le désir profond d’échapper à une société (algérienne) où la présence de la femme au sein du marché du travail pose problème et où l’évolution de la carrière est semée d’embûches… qui ont davantage à voir avec la discrimination et l’exclusion qu’avec les compétences et la valeur de la personne. 

Vers la fin de l’entretien, qui devait conduire à sa sélection (c’est-à-dire à la délivrance d’un certificat de sélection du Québec-CSQ), je n’ai pu m’empêcher de lui demander de me cibler, selon elle, l’obstacle principal auquel elle serait confrontée dans sa recherche d’emploi au Québec. 

D’emblée elle me répondit que le fait de porter un hijab la desservirait sans doute au sein du marché du travail québécois.

Et quand je lui ai demandé si elle avait l’intention d’enlever le hijab pour chercher un emploi et travailler, elle me répondit avec une grande douceur et une conviction tranquille : « L’islam est ma religion, j’en suis fière et si je porte le hijab, ce n’est pas parce que je suis obligée de le porter, mais par conviction, de la même façon qu’un chrétien, s’il le désire, porte la croix. » 

Et elle ajouta : « J’ai l’espoir qu’au Québec, je serai considérée non pour ce que je parais, mais en fonction de mes compétences et pour ce que je suis. » 

Aujourd’hui, cette Algérienne musulmane vit au Québec depuis plusieurs années ; elle travaille comme ingénieure dans une grande société, sans que cela ne l’empêche de porter son hijab. Mais, à l’occasion, elle le laisse tomber, non parce qu’elle y est contrainte, mais parce qu’elle est rendue là, parce que librement elle dispose d’elle-même dans une société qui ne lui est pas indifférente.

Ne pas brusquer les choses 

Le processus d’intégration dans une nouvelle société est délicat, long, complexe, plein de renoncements et d’adhésions contradictoires. Il ne faut pas brusquer les choses, mais les laisser se dérouler selon le rythme de chacun, surtout lorsque les différences que l’on veut bannir n’interfèrent d’aucune façon avec l’efficacité et la cohésion de la société. 

Rappelons-nous qu’un bon nombre de Québécois, âgés aujourd’hui de plus de 60 ans, ont été éduqués dans des écoles truffées de crucifix, par des enseignants religieux portant ostensiblement d’immenses croix pendantes à leur cou et faisant souvent preuve d’un prosélytisme de tout instant. Rappelons-nous également que ces Québécois ont été soignés dans des hôpitaux où la croix et la prière avaient presque autant d’importance, sinon davantage, que le médicament et la compétence des soignants. Pourtant, cela n’a pas empêché beaucoup d’entre nous de nous éloigner de l’Église et, dans beaucoup de cas, de devenir athées. Et, aujourd’hui, on voudrait nous faire croire que le port du hijab ferait problème, que la kippa serait menaçante, que les papillotes seraient prosélytes ?

Allons donc ! Arrêtons de nous faire peur nous-mêmes ! Arrêtons de nous laisser suborner par les marchands de peur patentés !

Le Québec n’a pas à suivre cette voie étriquée, démagogique et politicaillarde ni celles et ceux qui veulent nous y entraîner par calculs politiques, par étroitesse d’esprit ou par frilosité d’un autre temps, sans prendre conscience, hélas ! qu’ils jouent, consciemment ou non, les apprentis sorciers, les fomenteurs de discorde et les destructeurs de cohésion sociale. 

Dans les années 70, il y avait un très beau leitmotiv féministe à l’adresse des hommes qui disait « écoute ma différence ». Il me semble que cette belle invitation chevauche les décennies et s’adresse également, aujourd’hui, à ceux que toute différence effraie, que la peur saisit à la moindre nouveauté culturelle. Écouter et accueillir la « différence » est le propre d’une société décomplexée, sûre d’elle-même et qui a confiance en son avenir. En d’autres mots, c’est le propre d’une société moderne, pas d’une société encore aux prises avec les peurs du passé.

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