Taudis à Ahuntsic-Cartierville

« Les coquerelles sortaient des boîtes à lunch »

Il y a trois ans, Francine Caron, intervenante communautaire à l’école François-de-Laval, a pris le téléphone et signalé trois immeubles insalubres à l’arrondissement d’Ahuntsic-Cartierville. « Les enfants ouvraient leur boîte à lunch et les coquerelles en sortaient, raconte-t-elle. On ne pouvait pas tolérer ça. »

L’école François-de-Laval, 1000 élèves, est l’une des écoles de desserte du secteur Laurentien-Grenet, où on retrouve des centaines de logements insalubres.

L’arrondissement a enregistré la plainte de Mme Caron. Elle a reçu une lettre, quelques semaines plus tard, pour lui signaler qu’une extermination devrait être réalisée dans l’immeuble par le propriétaire.

« Après, je n’ai plus eu de nouvelles », dit Mme Caron.

Mais trois ans plus tard, les blattes sortent toujours des boîtes à lunch.

« Il y a des immeubles vraiment problématiques sur notre territoire, confirme la directrice de l’école François-de-Laval, Lucie Charrette. Évidemment, on ne veut pas que ces problématiques se transmettent à toute l’école. On intervient rapidement auprès des enfants. Certains viennent même spontanément nous dire : il y a beaucoup de coquerelles chez nous. On essaie d’accompagner les parents dans leurs démarches. »

L’école a mis en place un protocole semblable à celui qu’on retrouve dans la plupart des établissements scolaires pour les poux lorsqu’un enseignant remarque des piqûres de punaises sur les bras ou les jambes d’un élève.

Le problème, c’est que l’école a beau signaler la chose aux parents, c’est le propriétaire qui doit procéder aux exterminations. « Comme école, je n’ai pas de prise sur ce que les propriétaires font dans leurs immeubles », dit Mme Charrette. 

« On voit des familles qui déménagent… et d’autres familles qui reprennent le même logement, alors que le problème n’est pas disparu ! »

— Lucie Charrette, directrice de l’école François-de-Laval

Les déménagements sont fréquents, car certaines familles, excédées, jettent l’éponge. À l’école Louisbourg, qui dessert également le secteur, des classes ont été carrément fermées l’an dernier à cause du départ de plusieurs élèves.

« Les familles quittent leur logement, parce qu’elles n’en peuvent plus. Les gens laissent le quartier parce qu’ils ne savent plus quoi faire », dit Catherine St-Laurent, intervenante communautaire à Louisbourg.

Un rapport qui secoue

Confronté au rapport du Comité logement Ahuntsic-Cartierville (CLAC), qui a rencontré près de 800 ménages qui vivent dans le secteur et dont près de la moitié ont dit vivre des problèmes d’insalubrité, le maire de Montréal s’est dit choqué.

« Il y a des choses complètement inacceptables. Vivre dans une place où il fait 10 degrés, c’est inacceptable », a-t-il dit en point de presse.

Denis Coderre avait fait de la lutte contre l’insalubrité une priorité lors de la campagne électorale de 2013, promettant de saisir les immeubles des propriétaires récalcitrants. Mais la Ville de Montréal n’a pas obtenu le pouvoir ultime de saisie dans la Loi sur la métropole, présentée en décembre.

Le gouvernement lui a plutôt confié le pouvoir d’exproprier un bâtiment pour lequel un avis de détérioration a été inscrit depuis au moins 60 jours et pour lequel les correctifs n’ont pas été apportés.

Le FRAPRU avait dénoncé le fait que cette disposition force la Ville à payer la valeur marchande à un propriétaire n’ayant pas entretenu son immeuble, « ce qui aurait pour effet de les récompenser pour leurs agissements plutôt que de les pénaliser ».

Le maire reconnaît être resté sur sa faim devant ces nouveaux pouvoirs de Québec. Son administration est en discussion pour avoir de meilleurs outils pour lutter contre l’insalubrité. « Russell Copeman [responsable de l’habitation de la métropole] travaille avec le ministre », dit-il.

« On a fait des demandes spécifiques pour aller plus loin contre ce fléau. On va se donner tous les outils parce que pour moi, c’est zéro tolérance. »

— Denis Coderre, maire de Montréal

Harout Chitilian, conseiller municipal du district de Cartierville et également vice-président du comité exécutif de Montréal, a lui aussi été secoué à la lecture du rapport produit par le CLAC. « Après l’avoir lu, j’étais enragé, a-t-il déclaré en entrevue à La Presse. Déjà, en 2013, je m’étais rendu dans un édifice insalubre de la rue Ranger. Le cœur me levait. J’ai suivi ce cas personnellement pendant des semaines. »

La Presse avait également visité cet édifice appartenant à Guoji Shan, un propriétaire négligent – et récidiviste. L’immeuble dont nous faisons état dans ce reportage a été vendu. Il est toujours condamné.

En 2013, la Ville de Montréal a évacué 84 locataires de trois immeubles appartenant à M. Shan. « En faisant cela, on a privé le propriétaire de plusieurs dizaines de milliers de dollars. Alors il a agi rapidement. » Mais certains immeubles appartenant à M. Shan sont encore nettement problématiques, a constaté le CLAC lors de ses tournées.

Pourquoi les problèmes perdurent-ils dans ce secteur ? « Pour avoir des avis d’évacuation, il faut avoir une forte concentration. Là, on a des milliers de logements dispersés sur quelques kilomètres carrés », plaide M. Chitilian.

Le rapport du Comité logement sera cependant un outil fondamental pour la suite des choses, estime-t-il. « Ça va nous permettre d’aller plus loin. » Plusieurs des recommandations du CLAC sont examinées par le service d’inspection, dit M. Chitilian, notamment la possibilité de tarifer les visites d’inspection et de relier les plaintes au logement, et non au locataire.

Une promesse rompue ?

La situation et l’engagement

En 2011, la Ville de Montréal évaluait que 66 000 logements nécessitaient des rénovations majeures.

« Nous utiliserons tous les pouvoirs à la disposition de la Ville pour mener une lutte incessante en vue d’éliminer les logements insalubres. Dans certains cas, cela pourrait se traduire par la saisie des immeubles déclarés insalubres », a promis le maire Denis Coderre en 2013.

Une promesse rompue ?

Les résultats depuis 2014

196 : nombre de constats d’infraction délivrés

333 600 $ : valeur des amendes imposées

30 300 $ : valeur des amendes payées

37 804 $ : valeur des travaux urgents réalisés par la Ville en lieu et place du propriétaire

2 : nombre d’avis de détérioration au registre foncier pour des bâtiments très détériorés

0 : nombre d’immeubles saisis, puisque la Ville n’a pas obtenu ce pouvoir du gouvernement du Québec

8 : nombre d’inspecteurs à la Direction de l’habitation

120 : nombre d’inspecteurs dans les 19 arrondissements

222 : nombre d’évacuations effectuées

Source : Ville de Montréal

Une promesse rompue ?

L’avis de l’opposition

« Avec ses réformes du financement des arrondissements et des ressources humaines, l’administration Coderre a coupé les vivres à plusieurs arrondissements, ce qui n’a fait qu’accentuer le manque de ressources dédiées aux inspections. Il est clair qu’il faut plus de ressources pour que des inspections préventives soient réalisées dans tous les arrondissements de Montréal », estime la chef de Projet Montréal et chef de l’opposition à l’hôtel de ville, Valérie Plante.

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