Guerre en Syrie

LEÇONS DE SURVIE D’UN DICTATEUR

Plus de 400 000 morts, 4 millions de réfugiés, des villes détruites, un pays en lambeaux. Malgré le terrible bilan des sept années de la guerre civile syrienne, le régime du président Bachar al-Assad, l’homme qui n’a pas hésité à pilonner son propre peuple pour vaincre ses opposants, a toutes les chances de survivre à ce conflit. Comment en est-il arrivé là ?

Guerre en Syrie

Comment Bachar al-Assad a remporté son pari

Après sept ans d’un conflit meurtrier, Bachar al-Assad n’a peut-être pas encore tout à fait gagné la guerre, mais il a remporté son pari : celui de se maintenir au pouvoir, par tous les moyens possibles.

Si jamais un dictateur du futur voulait s’en inspirer, quelles leçons pourrait-il tirer de la stratégie mise en marche par le président de la Syrie un jour de mars 2011, quand une poignée d’écoliers ont tracé des graffitis politiques sur les murs de Deraa, dans le sud-ouest du pays ?

Sa méthode tire son origine du système même mis en place par son père, Hafez al-Assad, il y a un demi-siècle. Un système qui a permis à la famille Assad d’asseoir son pouvoir en misant sur les divergences entre les différents groupes qui tissent la toile de la société syrienne, selon le vieux principe qui consiste à diviser pour régner.

« Son autoritarisme s’appuie sur les clivages sociaux, il joue les groupes les uns contre les autres, les musulmans sunnites qui ont peur des Kurdes, les Druzes qui ont peur des sunnites », avance Sami Aoun, spécialiste du Moyen-Orient à la chaire Raoul-Dandurand de l’UQAM.

« Il y a un très haut niveau de méfiance entre les différents groupes en Syrie, et c’est la conséquence directe d’une politique sécuritaire qui a dressé les gens les uns contre les autres. »

— Mokhtar Lamani, qui a représenté l’ONU à Damas de 2012 à 2014

Leçon numéro 1 pour dictateur en herbe : créez un terreau social qui empêchera vos critiques potentiels de s’unir contre vous parce qu’ils se méfieront les uns des autres comme de la peste.

Leçon numéro 2 : laissez votre humanité au vestiaire.

Quand les premiers opposants sont sortis pacifiquement dans les rues, il y a sept ans, « Assad a d’emblée refusé tout compromis et s’est montré prêt à tout pour survivre », souligne Thomas Juneau, de l’Université d’Ottawa. Voyant vaciller les autres dictateurs chassés par les « printemps arabes », il n’a pas laissé la moindre chance à ses opposants. Pire : il les a poussés vers les extrêmes pour pouvoir ensuite justifier la brutalité de sa répression.

D’opposants à « terroristes »

Dès les premiers jours de la révolte, Assad a traité ses opposants de « terroristes ». Avec le temps, c’est devenu en grande partie une réalité. Affaiblis, les groupes modérés se sont dissous, il y a eu des défections, des fusions avec des organisations djihadistes liées à Al-Qaïda.

C’est la troisième leçon de la méthode Assad : tirez sur des civils sans défense, laissez-les s’armer, traitez-les comme des extrémistes et ils finiront par le devenir.

Leçon numéro 4 : contrairement à l’ex-président égyptien Hosni Moubarak, qui a rapidement perdu le soutien de son armée, Bachar al-Assad s’est assuré la loyauté de son appareil sécuritaire.

« Il a carrément lié son régime à sa propre personne. »

— Thomas Juneau

Sa cuirasse n’avait pas de failles : c’était lui ou rien.

L’autre « ingrédient » de la recette de survie de Bachar al-Assad tient en son art de préserver des liens à l’étranger, même avec ses ennemis, dit Sami Aoun. Il cite l’exemple d’Israël, ennemi juré de Damas, qu’Assad a réussi à convaincre que son régime constituait « le moins pire des scénarios ».

Aujourd’hui, ni Israël, ni les États-Unis, ni la Russie ne voient de solution de rechange à Bachar al-Assad. Il devient le dirigeant incontournable par défaut.

Expansion du groupe État islamique

Plus que ça : tout en s’affichant comme un pourfendeur d’extrémistes, il a laissé le groupe État islamique prendre de l’expansion en Syrie. Ce qui lui a permis d’entraîner les États-Unis et d’autres puissances occidentales à combattre à ses côtés ces djihadistes radicaux. L’aidant ainsi à regagner du terrain perdu aux mains de ses opposants.

Bachar al-Assad a tiré les fils de ses relations internationales avec ruse. « Il a utilisé de façon très intelligente le Hezbollah libanais, l’Iran, la Russie », souligne Mokhtar Lamani.

C’est la leçon numéro 5 à retenir pour les prochains despotes : n’essayez pas de vous faire aimer, mais faites en sorte d’être le seul interlocuteur à peu près valide. La force du pragmatisme jouera en votre faveur.

Le régime a aussi bien joué ses cartes sur le plan militaire. Il a utilisé la stratégie de l’étranglement, assiégeant une ville après l’autre, attaquant les zones rebelles en ciblant les civils. Ce qui lui a permis de venir à bout de la résistance à Alep, après un siège impitoyable.

Aujourd’hui, il affaiblit progressivement les groupes les plus modérés dans l’enclave d’Idlib, où se sont réfugiés de nombreux Alepins, note Thomas Juneau. Et il laisse les groupuscules plus ou moins radicaux et fragmentés s’entretuer…

Semer la destruction

À terme, les dernières poches de résistance contre le régime Assad, Idlib et la Ghouta orientale, risquent de connaître le sort d’Alep : affamés, à bout de force, civils et combattants accepteront vraisemblablement d’être évacués, laissant des villes en ruine aux mains de Damas.

Leçon cynique numéro 8 pour dictateurs accrochés au pouvoir : semez la destruction, frappez écoles et hôpitaux, laissez les civils mourir de faim. Après vous, le déluge…

Et puis, faites tout cela en l’absence de médias indépendants internationaux, qui auraient pu documenter l’horreur et nourrir l’indignation de l’opinion publique internationale. Neuvième leçon à tirer de la méthode Assad : faites fuir les journalistes en les ciblant dès les premiers moments de la guerre, comme son régime l’a fait à Homs, dès 2012. Vous pourrez ensuite semer la destruction sans faire trop de vagues.

La guerre, et après ?

Militairement, Bachar al-Assad est en train de gruger les derniers lambeaux de territoire détenus par ses opposants. Le conflit risque de s’étirer encore pendant des mois, voire des années.

Cette guerre ne finira pas de façon claire, elle s’essoufflera graduellement à mesure que l’opposition s’affaiblira, prévoit Thomas Juneau.

Ultimement, Bachar al-Assad héritera d’un pays ravagé, dont la reconstruction se chiffrera en centaines de milliards de dollars. Un pays qui, anticipent les experts, ne ressemblera pas à la Syrie d’avant la guerre.

La Syrie compte 74 % de musulmans sunnites et 10 % d’alaouites – la confession du clan Assad. Minoritaire, ce dernier est en train de redessiner les contours démographiques de la Syrie. Un nettoyage ethnique qui n’ouvre pas beaucoup de portes à la réconciliation.

« Le pays est en voie de dislocation. Le régime est en train d’ouvrir un couloir alaouite entre Damas et la ville de Lattaquié, sur la côte de la Méditerranée. »

— Sami Aoun

En gros, affirme l’analyste, Bachar al-Assad est en train de poser les bases d’un futur État alaouite…

« Ce conflit prend de plus en plus une dimension sectaire », déplore Mokhtar Lamani.

Il cite l’exemple de la ville de Zabadani, tenue un temps par les rebelles sunnites, et reprise par Damas à l’automne 2015.

« Immédiatement après, le régime y a fait venir des autobus de familles chiites », rappelle le diplomate.

Un État failli

Qu’arrivera-t-il à la majorité sunnite le jour où les derniers rebelles auront rendu les armes ? C’est la question à 1 million, qui ouvre des perspectives effrayantes.

Prenez Raqqa, ancien chef-lieu du groupe État islamique : il n’y a pas d’argent, pas d’emplois, pas de gouvernance, souligne Thomas Juneau.

« Toutes les conditions y sont réunies pour faire renaître des groupes extrémistes. »

Pour toutes ces raisons, Mokhtar Lamani voit l’avenir en noir. Non seulement la Syrie risque-t-elle de s’ajouter à la liste d’États faillis que compte la planète. Mais en plus, craint-il, avec toutes les ramifications internationales de ce conflit, elle risque d’entraîner toute la région dans sa faillite.

Même s’il finit par gagner cette guerre, Bachar al-Assad portera la responsabilité de ce désastre politique et humanitaire.

Des leçons pour l’opposition et la communauté internationale 

Les mouvements de protestation opposés à des régimes totalitaires peuvent, eux aussi, tirer des leçons des échecs de l’opposition syrienne. La leçon numéro 1 : unissez-vous. « L’opposition syrienne a manqué d’unité depuis le début », rappelle Thomas Juneau. Même parmi ses voix les plus modérées, il y avait des divergences. Le régime a habilement exploité ces lignes de faille. Leçon numéro 2 : assurez-vous de pouvoir compter sur des appuis à l’étranger. « Le soutien extérieur est indispensable », tranche Thomas Juneau. Et leçon numéro 3 : résistez à l’appel des armes. « L’opposition syrienne a commis une grosse erreur en militarisant sa révolte, ils ont alors joué sur le terrain d’Assad », observe Mokhtar Lamani.

Quelles leçons pour la communauté internationale ? Celle-ci a commis l’erreur de miser sur les opposants de la diaspora syrienne, des exilés « décrochés de la réalité de la Syrie et n’ayant aucun contrôle sur le terrain », dit Thomas Juneau. L’autre erreur aura été d’essayer de pousser sur un processus de paix condamné à l’avance, car les principaux belligérants n’étaient absolument pas mûrs pour le moindre compromis, constate Mokhtar Lamani. Au bout du compte, dit Thomas Juneau, devant la désagrégation de la Syrie, la communauté internationale en général, et Washington en particulier, doit tirer d’abord et avant tout une immense leçon d’humilité.

Guerre en Syrie

Une crise devenue régionale

Le conflit en Syrie a fait des centaines de milliers de morts, dévasté les infrastructures en place et chamboulé les rapports de force internes. Il a aussi eu un impact non négligeable sur plusieurs autres pays de la région, qui ont joué un rôle plus ou moins actif dans son déroulement. Le point sur la question.

Iran

La remise en selle du régime de Bachar al-Assad, largement imputable aux efforts financiers et militaires de l’Iran et de la Russie, représente une victoire incontestable pour Téhéran et lui a permis d’accroître sensiblement son influence dans le pays, relève Sami Aoun, de l’Université de Sherbooke. Téhéran a réussi du même coup à préserver la continuité territoriale d’un « croissant chiite » s’étendant de Bagdad à Beyrouth, souligne-t-il. L’effort a cependant coûté cher au régime, qui doit faire face à des insatisfactions croissantes au sein de sa propre population. Rex Brynen, de l’Université McGill, convient que le conflit a permis à l’Iran de « projeter sa puissance » dans la région. L’affaiblissement économique et militaire du régime syrien représente cependant une perte non négligeable pour Téhéran, dit-il.

Irak

L’Irak a réussi au terme de plusieurs années de combat à refouler les combattants du groupe État islamique qui s’étaient lancés à l’assaut du pays à partir de la Syrie avant d’annoncer, en 2014, l’établissement d’un califat transfrontalier. Cette victoire a consolidé le régime à dominante chiite du premier ministre Haïder al-Abadi, ce qui fait le jeu de Téhéran, relève Sami Aoun, de l’Université de Sherbrooke. L’analyste pense que la place accordée à la communauté sunnite dans le gouvernement central sera déterminante pour la suite des choses puisqu’il n’est pas impossible qu’une autre organisation extrémiste émerge si le sectarisme perdure. Les Kurdes, qui ont tenté de forcer la main de leurs alliés en tenant un référendum sur l’indépendance, sont en perte d’influence et doivent composer avec les desiderata centralisateurs de Bagdad.

Turquie

Henri Barkey, analyste de l’Université Lehigh, en Pennsylvanie, estime que le conflit syrien a surtout eu pour conséquence de placer le régime de Recep Tayyip Erdoğan en conflit ouvert avec les Kurdes « pratiquement où qu’ils soient ». Les Kurdes syriens liés au Parti des travailleurs de Kurdistan (PKK), avec qui Ankara a relancé les hostilités au cours des dernières années sur fond d’élections, ont profité de la guerre pour contrôler une partie accrue du territoire national et demander une plus grande autonomie de Damas. Le régime turc craint de voir le PKK utiliser la Syrie comme base de soutien et de repli. Il redoute aussi, selon M. Barkey, que l’établissement d’une zone autonome syrienne à part entière alimente des revendications de même nature en Turquie.

Liban

L’évolution du conflit syrien, et le maintien en place du régime de Bachar al-Assad, constitue un gain stratégique et symbolique important pour le Hezbollah, qui a investi des ressources considérables à cette fin. Le groupe, soutenu par l’Iran, souhaite maintenant utiliser cette légitimité accrue pour obtenir une majorité parlementaire lors des élections législatives prévues au printemps, note Sami Aoun, de l’Université de Sherbrooke. Un tel résultat serait une autre victoire pour Téhéran, qui gagnerait encore en influence dans le pays. Le tout au grand dam de l’Arabie saoudite, qui a cherché, en vain, à précipiter une crise d’envergure en poussant le premier ministre Saad Hariri à la démission.

Israël

Le politologue Sami Aoun, de l’Université de Sherbrooke, estime que le gouvernement israélien n’est pas malheureux, sur le plan stratégique, de continuer à composer avec Bachar al-Assad dans un avenir rapproché. Les dirigeants israéliens étaient préoccupés par l’émergence d’un régime inconnu et par essence imprévisible, particulièrement s’il était contrôlé par des factions intégristes, note-t-il. Israël, ajoute l’analyste, conserve la main haute militairement comme le démontrent une série de frappes dévastatrices contre les bases syriennes. L’État n’en demeure pas moins préoccupé par la montée en puissance dans le pays de l’Iran. Rex Brynen, de l’Université McGill, est aussi d’avis que Tel-Aviv se préoccupe de la possibilité que l’Iran cherche à développer ses capacités militaires en Syrie pour pouvoir frapper plus efficacement son territoire.

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