Après sept ans d’un conflit meurtrier, Bachar al-Assad n’a peut-être pas encore tout à fait gagné la guerre, mais il a remporté son pari : celui de se maintenir au pouvoir, par tous les moyens possibles.
Si jamais un dictateur du futur voulait s’en inspirer, quelles leçons pourrait-il tirer de la stratégie mise en marche par le président de la Syrie un jour de mars 2011, quand une poignée d’écoliers ont tracé des graffitis politiques sur les murs de Deraa, dans le sud-ouest du pays ?
Sa méthode tire son origine du système même mis en place par son père, Hafez al-Assad, il y a un demi-siècle. Un système qui a permis à la famille Assad d’asseoir son pouvoir en misant sur les divergences entre les différents groupes qui tissent la toile de la société syrienne, selon le vieux principe qui consiste à diviser pour régner.
« Son autoritarisme s’appuie sur les clivages sociaux, il joue les groupes les uns contre les autres, les musulmans sunnites qui ont peur des Kurdes, les Druzes qui ont peur des sunnites », avance Sami Aoun, spécialiste du Moyen-Orient à la chaire Raoul-Dandurand de l’UQAM.
« Il y a un très haut niveau de méfiance entre les différents groupes en Syrie, et c’est la conséquence directe d’une politique sécuritaire qui a dressé les gens les uns contre les autres. »
— Mokhtar Lamani, qui a représenté l’ONU à Damas de 2012 à 2014
Leçon numéro 1 pour dictateur en herbe : créez un terreau social qui empêchera vos critiques potentiels de s’unir contre vous parce qu’ils se méfieront les uns des autres comme de la peste.
Leçon numéro 2 : laissez votre humanité au vestiaire.
Quand les premiers opposants sont sortis pacifiquement dans les rues, il y a sept ans, « Assad a d’emblée refusé tout compromis et s’est montré prêt à tout pour survivre », souligne Thomas Juneau, de l’Université d’Ottawa. Voyant vaciller les autres dictateurs chassés par les « printemps arabes », il n’a pas laissé la moindre chance à ses opposants. Pire : il les a poussés vers les extrêmes pour pouvoir ensuite justifier la brutalité de sa répression.
D’opposants à « terroristes »
Dès les premiers jours de la révolte, Assad a traité ses opposants de « terroristes ». Avec le temps, c’est devenu en grande partie une réalité. Affaiblis, les groupes modérés se sont dissous, il y a eu des défections, des fusions avec des organisations djihadistes liées à Al-Qaïda.
C’est la troisième leçon de la méthode Assad : tirez sur des civils sans défense, laissez-les s’armer, traitez-les comme des extrémistes et ils finiront par le devenir.
Leçon numéro 4 : contrairement à l’ex-président égyptien Hosni Moubarak, qui a rapidement perdu le soutien de son armée, Bachar al-Assad s’est assuré la loyauté de son appareil sécuritaire.
« Il a carrément lié son régime à sa propre personne. »
— Thomas Juneau
Sa cuirasse n’avait pas de failles : c’était lui ou rien.
L’autre « ingrédient » de la recette de survie de Bachar al-Assad tient en son art de préserver des liens à l’étranger, même avec ses ennemis, dit Sami Aoun. Il cite l’exemple d’Israël, ennemi juré de Damas, qu’Assad a réussi à convaincre que son régime constituait « le moins pire des scénarios ».
Aujourd’hui, ni Israël, ni les États-Unis, ni la Russie ne voient de solution de rechange à Bachar al-Assad. Il devient le dirigeant incontournable par défaut.
Expansion du groupe État islamique
Plus que ça : tout en s’affichant comme un pourfendeur d’extrémistes, il a laissé le groupe État islamique prendre de l’expansion en Syrie. Ce qui lui a permis d’entraîner les États-Unis et d’autres puissances occidentales à combattre à ses côtés ces djihadistes radicaux. L’aidant ainsi à regagner du terrain perdu aux mains de ses opposants.
Bachar al-Assad a tiré les fils de ses relations internationales avec ruse. « Il a utilisé de façon très intelligente le Hezbollah libanais, l’Iran, la Russie », souligne Mokhtar Lamani.
C’est la leçon numéro 5 à retenir pour les prochains despotes : n’essayez pas de vous faire aimer, mais faites en sorte d’être le seul interlocuteur à peu près valide. La force du pragmatisme jouera en votre faveur.
Le régime a aussi bien joué ses cartes sur le plan militaire. Il a utilisé la stratégie de l’étranglement, assiégeant une ville après l’autre, attaquant les zones rebelles en ciblant les civils. Ce qui lui a permis de venir à bout de la résistance à Alep, après un siège impitoyable.
Aujourd’hui, il affaiblit progressivement les groupes les plus modérés dans l’enclave d’Idlib, où se sont réfugiés de nombreux Alepins, note Thomas Juneau. Et il laisse les groupuscules plus ou moins radicaux et fragmentés s’entretuer…
Semer la destruction
À terme, les dernières poches de résistance contre le régime Assad, Idlib et la Ghouta orientale, risquent de connaître le sort d’Alep : affamés, à bout de force, civils et combattants accepteront vraisemblablement d’être évacués, laissant des villes en ruine aux mains de Damas.
Leçon cynique numéro 8 pour dictateurs accrochés au pouvoir : semez la destruction, frappez écoles et hôpitaux, laissez les civils mourir de faim. Après vous, le déluge…
Et puis, faites tout cela en l’absence de médias indépendants internationaux, qui auraient pu documenter l’horreur et nourrir l’indignation de l’opinion publique internationale. Neuvième leçon à tirer de la méthode Assad : faites fuir les journalistes en les ciblant dès les premiers moments de la guerre, comme son régime l’a fait à Homs, dès 2012. Vous pourrez ensuite semer la destruction sans faire trop de vagues.
La guerre, et après ?
Militairement, Bachar al-Assad est en train de gruger les derniers lambeaux de territoire détenus par ses opposants. Le conflit risque de s’étirer encore pendant des mois, voire des années.
Cette guerre ne finira pas de façon claire, elle s’essoufflera graduellement à mesure que l’opposition s’affaiblira, prévoit Thomas Juneau.
Ultimement, Bachar al-Assad héritera d’un pays ravagé, dont la reconstruction se chiffrera en centaines de milliards de dollars. Un pays qui, anticipent les experts, ne ressemblera pas à la Syrie d’avant la guerre.
La Syrie compte 74 % de musulmans sunnites et 10 % d’alaouites – la confession du clan Assad. Minoritaire, ce dernier est en train de redessiner les contours démographiques de la Syrie. Un nettoyage ethnique qui n’ouvre pas beaucoup de portes à la réconciliation.
« Le pays est en voie de dislocation. Le régime est en train d’ouvrir un couloir alaouite entre Damas et la ville de Lattaquié, sur la côte de la Méditerranée. »
— Sami Aoun
En gros, affirme l’analyste, Bachar al-Assad est en train de poser les bases d’un futur État alaouite…
« Ce conflit prend de plus en plus une dimension sectaire », déplore Mokhtar Lamani.
Il cite l’exemple de la ville de Zabadani, tenue un temps par les rebelles sunnites, et reprise par Damas à l’automne 2015.
« Immédiatement après, le régime y a fait venir des autobus de familles chiites », rappelle le diplomate.
Un État failli
Qu’arrivera-t-il à la majorité sunnite le jour où les derniers rebelles auront rendu les armes ? C’est la question à 1 million, qui ouvre des perspectives effrayantes.
Prenez Raqqa, ancien chef-lieu du groupe État islamique : il n’y a pas d’argent, pas d’emplois, pas de gouvernance, souligne Thomas Juneau.
« Toutes les conditions y sont réunies pour faire renaître des groupes extrémistes. »
Pour toutes ces raisons, Mokhtar Lamani voit l’avenir en noir. Non seulement la Syrie risque-t-elle de s’ajouter à la liste d’États faillis que compte la planète. Mais en plus, craint-il, avec toutes les ramifications internationales de ce conflit, elle risque d’entraîner toute la région dans sa faillite.
Même s’il finit par gagner cette guerre, Bachar al-Assad portera la responsabilité de ce désastre politique et humanitaire.
Des leçons pour l’opposition et la communauté internationale
Les mouvements de protestation opposés à des régimes totalitaires peuvent, eux aussi, tirer des leçons des échecs de l’opposition syrienne. La leçon numéro 1 : unissez-vous. « L’opposition syrienne a manqué d’unité depuis le début », rappelle Thomas Juneau. Même parmi ses voix les plus modérées, il y avait des divergences. Le régime a habilement exploité ces lignes de faille. Leçon numéro 2 : assurez-vous de pouvoir compter sur des appuis à l’étranger. « Le soutien extérieur est indispensable », tranche Thomas Juneau. Et leçon numéro 3 : résistez à l’appel des armes. « L’opposition syrienne a commis une grosse erreur en militarisant sa révolte, ils ont alors joué sur le terrain d’Assad », observe Mokhtar Lamani.
Quelles leçons pour la communauté internationale ? Celle-ci a commis l’erreur de miser sur les opposants de la diaspora syrienne, des exilés « décrochés de la réalité de la Syrie et n’ayant aucun contrôle sur le terrain », dit Thomas Juneau. L’autre erreur aura été d’essayer de pousser sur un processus de paix condamné à l’avance, car les principaux belligérants n’étaient absolument pas mûrs pour le moindre compromis, constate Mokhtar Lamani. Au bout du compte, dit Thomas Juneau, devant la désagrégation de la Syrie, la communauté internationale en général, et Washington en particulier, doit tirer d’abord et avant tout une immense leçon d’humilité.