Stratégie/Groupe Desgagnés

Armateur désespérément en quête de marins

Mener une entreprise, c'est avant tout une affaire de stratégie. Chaque vendredi, des dirigeants révèlent quelques éléments de leur plan d'action et de leur vision.

Charles Aznavour n’aurait pas à chanter Emmenez-moi bien longtemps près d’un quai ces jours-ci pour convaincre un capitaine de navire marchand de l’embaucher. La pénurie de main-d’œuvre est devenue critique pour les armateurs comme le Groupe Desgagnés, qui pourrait même laisser jusqu’à quatre navires de côté cette année, faute de personnel pour les faire fonctionner.

« Le plus gros défi, c’est la main-d’œuvre », lance d’entrée de jeu le président du conseil et chef de la direction, Louis-Marie Beaulieu.

« Cette année, on risque d’avoir deux bateaux qu’on va avoir de la difficulté à opérer et il y en a deux autres que nous n’avons pas achetés parce que nous manquons de main-d’œuvre. Nous sommes obligés de laisser la concurrence étrangère faire nos contrats. »

Le Groupe Desgagnés exploite une vingtaine de navires, principalement de marchandises, mais aussi de passagers. Il tire environ 70 % de ses revenus d’exploitation dans une zone que M. Beaulieu appelle sa « cour » : le réseau des Grands Lacs et de la Voie maritime, les côtes est canadienne et américaine, le Mexique et l’Arctique.

Or ce sont surtout ces activités qui souffrent de la pénurie de main-d’œuvre. En tant qu’entreprise canadienne, Desgagnés doit y utiliser des marins titulaires d’un brevet canadien. Mais les Canadiens sont peu nombreux à rêver d’une carrière maritime et il n’existe à peu près aucune reconnaissance des brevets étrangers, une « aberration complète », selon M. Beaulieu.

« Il y a des navires étrangers avec des équipages étrangers qui passent sur le fleuve, c’est une reconnaissance indirecte de leurs brevets. Je prendrais le même navire, je l’achèterais, avec le même équipage, et leur brevet ne serait pas reconnu par Transports Canada. »

Ces difficultés forcent Desgagnés à se questionner sur ses possibilités de croissance « dans notre cour », admet M. Beaulieu. L’entreprise est déjà active un peu partout dans le monde, surtout l’hiver. La fermeture de la Voie maritime du Saint-Laurent l’incite alors à envoyer certains de ses navires réaliser des contrats à l’étranger.

Avant-garde technologique

Desgagnés continue néanmoins d’investir dans sa flotte. Elle a reçu deux nouveaux navires alimentés au gaz naturel liquéfié (GNL) au cours de la dernière année et en attend deux autres d’ici à la fin de 2018. Depuis 2016, elle a investi en moyenne 100 millions par année dans sa flotte.

« Nous avons été des pionniers de l’Arctique dans les années 50 et aujourd’hui, nous le sommes avec le GNL. »

L’entreprise ne conçoit pas elle-même ces navires, bien qu’elle participe à leur design en collaboration avec leur constructeur turc. Mais elle a dû créer plusieurs innovations en périphérie de leur utilisation.

« Il n’existait pas d’endroits pour faire le plein de GNL. On a été obligés de développer ça avec Énergir, le Port de Montréal et Transports Canada. »

— Louis-Marie Beaulieu

On a aussi inventé un appareil mobile, monté à bord du vaisseau, pour assurer l’approvisionnement dans tous les autres ports de la planète qui ne sont pas encore prêts à assurer l’avitaillement en GNL. Celui-ci prend la forme d’un conteneur qui permet de relier simultanément le navire à quatre camions-citernes.

Et il fallait former la main-d’œuvre à la navigation de ces bateaux, le tout à partir d’une page blanche.

« Il y a beaucoup d’avantages au gaz naturel, mais il nous a fallu être des défricheurs », résume M. Beaulieu.

D’autres innovations dans la conception des bateaux ont permis, en l’espace d’environ cinq ou six ans, de réduire leur consommation de 20 ou 21 tonnes de carburant par jour à 15 ou 16 tonnes. « À environ 600 $ la tonne, ça paraît. »

Mais l’alimentation en gaz naturel, elle, n’entraîne aucun bénéfice financier pour le moment, malgré son bilan environnemental nettement supérieur.

« Ce n’est pas monnayable à l’heure actuelle, mais ça nous donne des entrées nettement avantageuses par rapport à d’autres. Nous avons reçu des demandes de soumissions d’entreprises qui ne nous appelaient pas avant. À long terme, je crois que ça va être payant, surtout avec les nouvelles réglementations environnementales qui entrent en vigueur en 2020. »

Groupe Desgagnés en bref

24 bateaux, dont 19 en propriété

Entreprise privée détenue à 94 % par Louis-Marie Beaulieu

Revenus de plus de 300 millions de dollars

Jusqu’à 1100 employés en haute saison (été)

Forces

« L’entrepreneuriat. On a le goût de foncer, un style de pionnier. On est capables de se virer sur un 10 cennes. »

« Les compétences techniques des gens qui opèrent nos navires, y compris nos opérations dans l’Arctique. »

« Le respect de nos engagements. Je pense qu’on est reconnus pour ça dans le marché. »

Faiblesses

« Le besoin de main-d’œuvre retarde notre développement. »

« Une de nos forces est aussi une faiblesse : notre mix d’opérations. Nous faisons des passagers, du vrac liquide et du cargo général. Ça demande une expertise dans les trois domaines. Mais ça a l’avantage d’attirer certains employés. »

« Nous sommes dans une industrie à haute capitalisation, dans laquelle il faut toujours réinvestir. »

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