Vers les élections provinciales

Bastions
sous tension

Longtemps, on les a crus acquis à un parti politique. D’une élection à l’autre, les électeurs de ces circonscriptions, qualifiées de châteaux forts, votaient toujours du même bord. Or, la volatilité électorale prend de l’ampleur. À quelques semaines d’un nouveau scrutin, il n’existe plus qu’une certitude : rien n’est acquis. UN DOSSIER D’HUGO PILON-LAROSE

Des châteaux forts menacés

Québec — En 1981, alors que Louise Harel est vice-présidente du Parti québécois (PQ), René Lévesque lui confie un mandat important. Elle doit ramener dans le giron péquiste le siège de Maisonneuve, à Montréal, perdu aux mains des libéraux lors de l’élection partielle de 1979.

Mme Harel prend le défi au sérieux. « J’ai fait du porte-à-porte au point que la semelle de mes souliers était percée », se souvient l’ancienne députée, qui a envoyé après sa victoire ses chaussures à son adversaire qui prétendait « qu’on ne pouvait pas faire campagne en talons hauts ».

Mme Harel a été réélue sans interruption et a bouclé, en 2008, une carrière politique de 27 ans et 8 mois. Or, dans son ancien fief (aujourd’hui devenu Hochelaga-Maisonneuve) comme ailleurs au Québec, la prochaine campagne électorale s’annonce serrée. Pour la première fois depuis des décennies, la circonscription n’est pas acquise au PQ.

Le château fort est menacé.

« Je ne sais pas quelle est la recette secrète pour assurer aux partis une victoire, mais ce qui est clair, c’est qu’ils ne peuvent plus compter sur certains groupes d’électeurs pour voter pour eux. Rien n’est acquis », analyse Ruth Dassonneville, titulaire de la Chaire de recherche du Canada en démocratie électorale et professeure adjointe au département de science politique de l’Université de Montréal.

Des électeurs flexibles

Mme Dassonneville est experte en comportement électoral. Elle s’intéresse à la question de la volatilité, c’est-à-dire la flexibilité des électeurs, leur capacité à passer d’un parti à l’autre, élection après élection. Ce phénomène n’est pas propre au Québec et entraîne un constat bien tranché.

« Il y aura de moins en moins de châteaux forts. »

— Ruth Dassonneville

Aux prochaines élections, le PQ n’est pas le seul parti dont certaines circonscriptions sûres sont à risque. Thierry Giasson, chercheur principal du Groupe de recherche en communication politique et professeur titulaire au département de science politique de l’Université Laval, rappelle que le bilan des libéraux et l’usure du pouvoir (associée à un règne pratiquement ininterrompu depuis 15 ans) pourraient mener des électeurs « à voter pour le changement [en évaluant] les options qui sont à leur disposition ».

« Les électeurs qui sont flexibles et qui peuvent voter d’une élection à l’autre pour un différent parti le font en fonction d’un ensemble de valeurs auxquelles ils adhèrent, mais ils préfèrent parfois un parti qui fait une proposition précise qui répond à un intérêt marqué au moment de l’élection. C’est là que le marketing politique de chaque formation politique prend toute sa raison d’être », analyse le chercheur basé à Québec.

Coup de tonnerre dans Louis-Hébert

En octobre dernier, quand la caquiste Geneviève Guilbault a remporté lors d’une élection partielle le siège de Louis-Hébert, château fort de Québec laissé vacant par le départ de l’ex-député libéral Sam Hamad, le chef de la Coalition avenir Québec (CAQ), François Legault, a déclaré : « Imaginez-vous : si c’est possible de prendre Louis-Hébert, c’est possible de prendre à peu près toutes les circonscriptions. »

« Louis-Hébert, c’était comme un microcosme d’une élection générale. Le vote a bougé d’une façon assez rapide au cours des semaines », se rappelle Brigitte Legault, directrice générale de la CAQ et organisatrice en chef du parti pour la prochaine campagne électorale.

« Le résultat [51 % des voix], ça ne nous appartient pas en termes d’organisation. Ça appartient aux citoyens qui envoient un message », soutient-elle.

À quelques semaines de la prochaine campagne électorale, la CAQ entend bien s’attaquer à d’autres châteaux forts autrefois acquis aux libéraux et aux péquistes. « Le recrutement [de candidats] se fait mieux. L’inspiration générale, c’est que ça se peut », affirme Mme Legault.

Hugo Delorme, directeur de la campagne électorale du Parti libéral, prévient toutefois son adversaire : « Il ne faut pas prendre ce résultat comme une indication pour l’élection générale. »

« [Il est vrai que] les électeurs sont plus volatils. Au cours des dernières années, on a constaté une baisse de l’affiliation partisane », affirme-t-il.

« Avant, des familles pouvaient voter libéral de génération en génération. Maintenant, au moment de déclencher une élection, il y a une proportion plus importante d’électeurs indécis. »

— Hugo Delorme

« Ce que ça envoie comme message, c’est que les campagnes électorales comptent vraiment. […] On l’a vu au fédéral ou au municipal. Si des campagnes avaient duré une semaine de plus ou de moins, le résultat aurait pu être différent », explique M. Delorme.

La force des vagues

Si les sondages visent juste et que la tendance actuelle se maintient, la CAQ pourrait franchir le 1er octobre les portes du pouvoir. Le politologue Thierry Giasson, de l’Université Laval, rappelle que si une vague politique balaie le Québec, de nombreux châteaux forts pourraient tomber.

« Mais rappelons-nous qu’on a dit la même chose de l’Action démocratique du Québec [ADQ] en 2003, en 2007, et qu’on a aussi dit pareil de la CAQ en 2012 et en 2014. Au final, il ne s’est rien passé », rappelle le chercheur.

Alain Lupien, directeur général du Parti québécois et responsable des opérations à l’occasion de la prochaine campagne électorale, en a marre de ceux qui prédisent la mort de son parti.

« Regardez notre membership et notre financement. Contrairement à ceux qui prédisent notre mort, on est loin de là », affirme-t-il.

« Les organisations électorales ont beaucoup changé pour se diriger maintenant vers une approche marketing où l’on cherche notre part de marché. »

— Alain Lupien

« Combien d’électeurs ont voté lors de la dernière élection fédérale pour le Nouveau Parti démocratique [NPD] et pourraient voter [au provincial] pour la CAQ. Tu regardes ça, tu dis que ça ne fait pas de sens, mais les gens regardent aujourd’hui le produit. Il y a des saveurs du mois, mais ces tendances peuvent se défaire assez vite », analyse le DG péquiste.

Ruth Dassonneville, politologue à l’Université de Montréal, rappelle que cette année, encore plus qu’avant, « les promesses deviennent de plus en plus importantes ».

« C’est ça que plusieurs électeurs vont regarder avant d’aveuglément voter pour un parti. Les facteurs lourds [comme l’attachement à un parti, l’appartenance à un groupe ou à une classe sociale, l’importance de la religion, etc.] ont moins d’importance qu’autrefois. Par conséquent, les facteurs à court terme – comme ce qui se passe pendant une campagne – sont importants », analyse la chercheuse montréalaise.

C’est dans cet état d’esprit que Québec solidaire tentera cette année de gagner certaines circonscriptions. « On est rendus dans des luttes à quatre », prévient Nika Deslauriers, présidente du parti et responsable de la stratégie électorale.

Mais à la fin, un seul groupe aura la tâche de trancher : les électeurs, aussi volatils soient-ils.

Du terrain, du terrain… et encore du terrain !

Être élu à la tête d’un château fort demande de la rigueur. L’ex-députée péquiste Louise Harel et le ministre libéral sortant Geoffrey Kelley, qui prend sa retraite de la vie politique, expliquent leur succès de la même façon : ils connaissent leurs électeurs.

« Les gens sont accueillants »

Bien des choses opposent Louise Harel et Geoffrey Kelley. La première est francophone, souverainiste et péquiste ; le second est anglophone, fédéraliste et libéral. Or, tous les deux s’entendent sur une astuce qui les a aidés à conserver leur château fort montréalais pendant bien des années : aller à la rencontre des gens.

« Tôt le matin, en campagne électorale, je me présentais aux gares de train pour donner des dépliants et serrer des mains. Même à 6 h 30, quand il faisait toujours noir, j’étais parmi les premiers à mettre mes affiches sur les poteaux pour montrer aux électeurs que j’étais sérieux », affirme le ministre sortant des Affaires autochtones, qui quitte la vie politique après 24 ans comme député de Jacques-Cartier, dans l’ouest de l’île de Montréal.

Louise Harel, qui a été élue sans interruption dans Hochelaga-Maisonneuve pendant plus de 27 ans, croit aussi qu’il ne faut pas tenir les électeurs pour acquis, même dans les châteaux forts.

« Et lorsqu’on va les rencontrer, je ne crois pas que faire du porte-à-porte soit utile si on n’entre pas chez eux. Les gens sont accueillants et nous offrent le café ou le thé. »

— Louise Harel

« Moi, je suis toujours entrée lorsqu’ils m’invitaient. C’est fondamental, sinon on a l’air de témoins de Jéhovah », affirme-t-elle.

Le très fidèle West Island

Impossible de parler de châteaux forts sans analyser la question des bastions libéraux dans le West Island. Pour Louise Harel, l’électorat québécois s’analyse comme une partie de cartes : « Les joueurs autour de la table se partagent 80 % du jeu, mais il y a toujours le Parti libéral qui, à la dernière minute, sort un as », analyse-t-elle. Cet as, c’est le vote anglophone et allophone.

« Oui, quand tout va bien et qu’on fait notre travail, la circonscription de Jacques-Cartier a souvent été gagnée par le Parti libéral, mais ça n’a pas toujours été le cas », rappelle Geoffrey Kelley, qui a gagné sa première élection en battant le député sortant du Parti égalité.

« Ce n’est pas la faute du Parti libéral si les autres partis [ont] des programmes et des propositions qui sont peu séduisants pour la communauté anglophone. »

— Geoffrey Kelley

« Nous, on a toujours priorisé le soutien aux institutions anglophones, comme les hôpitaux, les universités, les cégeps et les commissions scolaires. Ce réseau institutionnel est très important pour l’avenir de la communauté », analyse M. Kelley.

À la veille de la retraite politique, Geoffrey Kelley constate à son tour que l’électorat québécois est plus volatil. L’avenir politique au Québec pourrait donc être rempli de surprises.

« En 1994, la sagesse populaire voulait que le sondage au jour 1 de la campagne électorale était semblable au résultat final. Maintenant, les choses bougent beaucoup », conclut-il.

La bataille de Taschereau

La circonscription de Taschereau est le théâtre de bien des envies. Située au centre-ville de Québec, elle est détenue de façon ininterrompue depuis près de 25 ans par le Parti québécois. Agnès Maltais, députée de Taschereau depuis 1998, quitte la vie politique. Aux yeux des partis, son départ de l’Assemblée nationale ouvre une fenêtre pour inscrire un gain dans la capitale. La Presse a rencontré les quatre principaux candidats à l’assaut de ce château fort.

Diane Lavallée

Parti québécois

« En politique, il ne faut jamais rien tenir pour acquis, dans Taschereau comme ailleurs. Agnès Maltais a été là pendant plus de 20 ans. Pour me promener avec elle sur le terrain, je peux vous dire que les gens ont apprécié très fortement le travail qu’elle a fait pour eux. On traverse la rue pour venir la remercier. Mon travail, c’est d’être présente dans la circonscription, d’entendre les besoins des gens et de proposer des solutions. L’enjeu de la campagne, c’est d’être capable de faire connaître les engagements du parti. Le défi, c’est de démontrer que je vais m’inscrire dans la continuité de Mme Maltais. »

Florent Tanlet

Parti libéral du Québec

« C’est comme une bulle, Taschereau, et ce n’est pas pour rien que les gens ne votent pas comme dans le reste de Québec. Moi-même pour y vivre, ce que j’aime, c’est le sentiment d’appartenance très fort que l’on a. On aime savoir qui sont nos voisins, faire des activités avec eux, s’impliquer dans la communauté. C’est tout ça, Taschereau, avec une impressionnante mixité sociale. Je ferai campagne en me présentant, en présentant mes valeurs, mes idées, ce que je propose de faire pour aider les gens. J’ai longtemps été impliqué dans des organismes communautaires, surtout pour les jeunes en difficulté. Les gens aiment découvrir des candidats passionnés, impliqués et qui sont là pour les bonnes raisons. »

Catherine Dorion

Québec solidaire

« J’ai commencé à faire du porte-à-porte et je veux que les gens se rendent compte que je suis une candidate qui est là pour les bonnes raisons et qui n’ira pas se changer en politicienne après deux ans de travail au parlement. Je veux plutôt essayer le contraire, de changer le lieu du parlement dans quelque chose qui est plus proche du peuple et qui correspond à ses aspirations. On n’est pas dans un monde très idéaliste en ce moment, ou plutôt, c’est un monde idéaliste qui sert les idéaux des ultra-riches et des lobbys. Ce que je propose, c’est de prendre du recul pour se demander dans quelle direction on veut que notre société se dirige. »

Svetlana Solomykina

Coalition avenir Québec

« Les châteaux forts politiques s’effritent, comme les châteaux les plus solides en France, les châteaux de la Loire, qui s’effritent aussi au moment où on se parle. Il n’y a rien d’éternel dans ce monde. Dans le contexte actuel de mouvances politiques, économiques et géopolitiques, où tout bouge à une vitesse infernale, on doit faire le point sur l’économie et nos planifications stratégiques. Notre société doit être agile, en mode très rapide pour réaligner le tir et avoir une vision. À Québec, Taschereau est pour moi un comté excessivement riche par sa diversité culturelle, démographique, patrimoniale et économique. C’est très important de comprendre cette réalité, de visiter les quartiers, de rencontrer les citoyens. »

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