Le business du volontourisme

L’histoire de Bouny

En 2007, la Montréalaise Bouny Te s’est engagée dans une mission de volontariat dans un orphelinat de Siem Reap, au Cambodge. Son expérience a changé sa vie… mais pas comme elle l’aurait cru.

SIEM REAP, Cambodge — Sur l’estrade défraîchie, des enfants exécutent avec grâce les pas d’une danse khmère qu’ils connaissent par cœur, au rythme de la musique jouée par d’autres jeunes pensionnaires de l’orphelinat. Ils sourient, l’air heureux.

Les touristes, ravis, ne se doutent pas que la chorégraphie, maintes fois répétée, se poursuit bien après la fin du spectacle.

D’abord, une petite fille les invite à monter sur scène pour danser avec elle. C’est la fête. Les bambins se précipitent dans les bras des étrangers. Les plus âgés rigolent. Impossible de ne pas tomber sous le charme.

Puis, les touristes sont invités à rencontrer le directeur de l’orphelinat, Samnang Sean, qui leur parle de ses grands projets d’avenir pour les enfants, de son propre passé difficile, du chantier de l’école qui s’étire depuis trois ans, faute de fonds. Des temps durs, plus durs que jamais.

« Je suis inquiet, confie-t-il. Nous avons de moins en moins d’argent. Nous n’avons pas de financement récurrent. Sans l’aide des visiteurs, nous n’avons rien. J’ai besoin d’argent pour l’école, pour acheter des sacs de riz, des crayons, des cahiers. Je suis inquiet… »

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Il y a huit ans, Samnang Sean tenait exactement le même discours auprès des visiteurs étrangers. Ses projets étaient tout aussi ambitieux. Et inachevés. « Rien n’a changé », constate Bouny Te avec amertume. La jeune femme en sait quelque chose, elle qui a travaillé pour Samnang en 2007.

« Je ne devrais pas être choquée par le fait qu’après tout ce temps, il parvient encore à duper les touristes, les volontaires et les donateurs. Mais je le suis ! », rage-t-elle dans un café de Montréal, où nous l’avons rencontrée peu après notre retour de Siem Reap. « Il faut croire qu’il vend bien sa salade. »

Bouny est née à Battambang, au Cambodge. Elle n’était encore qu’un bébé quand ses parents ont fui la famine et les violences qui ont continué à décimer le pays après la chute de Pol Pot et des Khmers rouges.

Bouny a grandi au Canada sans vraiment connaître son pays d’origine. À 24 ans, elle a eu envie d’y retourner. Elle estimait qu’elle avait eu de la chance et voulait aider ceux qui en avaient moins. À Siem Reap, elle s’est vite retrouvée dans un orphelinat misérable, qui venait d’ouvrir ses portes. Samnang l’a accueillie à bras ouverts. Il l’a recrutée sur-le-champ et lui a confié le soin de concevoir un programme éducatif pour les orphelins.

Le projet était emballant. Bouny a sauté sur l’occasion.

Au bout de quelques semaines, toutefois, elle a réalisé que Samnang avait d’autres priorités que l’éducation des enfants.

« Chaque fois que des touristes s’arrêtaient à l’orphelinat, il interrompait les classes. Il en sortait des enfants afin qu’ils chantent et dansent pour ses chers invités. Comme l’orphelinat était sur le chemin des temples d’Angkor, les touristes y débarquaient sans cesse. Les chauffeurs de tuk-tuk recevaient sans doute une commission pour les y attirer. »

— Bouny Te

Bouny a vite compris que Samnang refusait d’envoyer les enfants à l’école publique, toute proche, parce qu’il voulait les garder à portée de main dans le but d’émouvoir les touristes. Vite compris, aussi, que les enfants n’étaient pas des orphelins ; ils provenaient de villages reculés, arrachés à leur famille par la promesse d’une vie meilleure.

Pour elle, c’est clair : Samnang exploitait les enfants qu’il disait vouloir protéger. Et il le fait toujours.

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Lorsque nous avons joint Samnang, à Siem Reap, nous avons prétendu vouloir assister à une danse traditionnelle exécutée par les enfants d’Aspire, son orphelinat. Il nous a répondu qu’un spectacle était prévu tous les jours, de 10 h à 11 h. Plus tard, Samnang nous a confié qu’il projetait d’offrir bientôt ces prestations dans les hôtels de Siem Reap.

La pratique est courante – et contestée – dans ce haut lieu du tourisme. « Les enfants ne devraient jamais être utilisés comme outils promotionnels, devoir danser, chanter, fabriquer ou vendre des produits pour augmenter les revenus d’un orphelinat, tranche l’organisme Childsafe. C’est de l’exploitation, du travail forcé et une violation des droits des enfants. »

En 2007, Samnang envoyait ses jeunes protégés quêter aux portes des temples d’Angkor. De son propre aveu, il récoltait de 30 à 50 $ par jour. Mais la police cambodgienne a mis un terme à ce stratagème. Le quémandage des enfants dérangeait les visiteurs.

Aujourd’hui, Samnang rabat les touristes dans les restaurants et les hôtels de Siem Reap. Il distribue des brochures, dans lesquelles il dit avoir « désespérément besoin de soutien pour aider ces enfants à avoir une vie meilleure ». Le site web d’Aspire offre la possibilité d’y faire du volontariat pour 70 à 100 $ par semaine, nourriture non comprise.

Deux jours avant notre passage, un autocar bondé de Coréens s’est arrêté à l’orphelinat. « Ils ont assisté au spectacle et ont promis de nous aider pour terminer la construction de l’école », se réjouit Samnang en désignant la structure de béton située au milieu du terrain.

Non loin se dresse la seule maison convenable de l’endroit : la sienne. Les enfants, eux, s’entassent dans des cabanes de bois.

Rien n’a changé, répète Bouny. « À l’époque, il conduisait un Land Cruiser et sa femme portait des bijoux en or. Les enfants, eux, portaient toujours les mêmes vêtements usés. » Question de marketing, ironise-t-elle. « Pourquoi donnerait-on si les enfants étaient propres et bien vêtus ? »

« J’ai vu des visiteurs arriver avec des sacs de vêtements, de nourriture, de matériel scolaire. Tout cela disparaissait très vite. Au Cambodge, tout peut être revendu aux magasins, même les crayons et les cahiers. Les enfants ne profitaient jamais de ces dons. Ils dormaient à même le sol et mangeaient seulement du riz et des œufs. »

— Bouny Te

Samnang détenait de nombreux comptes bancaires et refusait de divulguer ses revenus. Un jour, Bouny a découvert qu’une Australienne lui avait versé des milliers de dollars. Bouny a tenté de mettre la généreuse donatrice en garde, mais cette dernière n’a rien voulu entendre. « Elle était en colère. Elle disait que je n’avais pas le droit de dicter à Samnang la façon de gérer ses affaires, que j’avais une attitude colonialiste envers lui… »

Dégoûtée, Bouny a quitté l’orphelinat au bout de trois mois. Elle n’a jamais déposé de plainte auprès des autorités cambodgiennes. « À quoi bon ? Personne ne m’aurait écoutée. Personne n’aurait même cligné de l’œil ! Samnang ne fera jamais l’objet d’une enquête. Il a des contacts dans la police et l’armée. Au Cambodge, il suffit de verser des pots-de-vin pour ne pas être inquiété. »

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C’était en 2007, mais Bouny n’a rien oublié. Son expérience l’a marquée au fer rouge. « Jamais je n’aurais cru qu’on pouvait exploiter des enfants sous prétexte de les protéger. Je n’ai pas réalisé tout de suite ce qui se passait sous mes yeux, sans doute parce que je ne voulais pas réaliser que les gens puissent être aussi cruels – et que je faisais partie de ce système. »

« Songez aux ravages des pensionnats chez les autochtones au Canada. Comme eux, les enfants du Cambodge n’auraient jamais dû être placés en établissement. »

— Bouny Te

Le problème, dans ce pays, c’est que les familles défavorisées reçoivent très peu de soutien. Pour nombre d’entre elles, placer un enfant en orphelinat semble la seule solution possible. « Plutôt que de travailler avec les enfants, j’ai réalisé qu’il fallait travailler avec leurs mères. Alors, j’ai mis sur pied un centre de ressources pour femmes à Siem Reap. » L’organisme offre aujourd’hui des ateliers sur la santé maternelle, la planification familiale, la violence conjugale.

Bouny Te, pour sa part, est rentrée à Montréal, où elle étudie pour devenir travailleuse sociale. « Ce n’était pas mon plan de carrière. » Sans le savoir, Samnang a changé sa vie. Sa thèse de maîtrise, faite à l’Université McGill, porte sur le tourisme d’orphelinat – un sujet dont ses professeurs n’avaient jusque-là jamais entendu parler.

« Nous devons y consacrer plus d’attention, parce que ça ne va pas disparaître, prévient-elle. Cela représente trop d’investissements pour les directeurs d’orphelinat, mais aussi pour les entreprises qui leur envoient des volontaires prêts à payer 3000 $ pour participer à une mission humanitaire. C’est une industrie qui vaut des milliards de dollars. »

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