Opinion Isabelle Picard

Ceux qui sont loin

Originaire de la communauté autochtone de Wendake, nous accueillons avec plaisir l’ethnologue Isabelle Picard dans l’équipe de collaborateurs invités de la section Débats.

Il y a des histoires qui touchent plus que d’autres. Des situations qui vous empoignent à la gorge et que vous essayez de raisonner encore et encore pendant la nuit jusqu’à l’aube, avant de vous endormir, épuisé. Au matin, vous vous levez en retard et patraque, avec cette impression d’avoir fait la guerre toute la nuit. Une guerre à l’injustice, à l’impuissance, mais une guerre tout de même.

Les injustices qui touchent les enfants ont cet effet sur moi. Et quand ces derniers sont en situation de vulnérabilité, c’est encore pire. Ça m’arrache le cœur. L’histoire de l’avion-hôpital révélée par La Presse du 24 janvier dernier m’a bouleversée. Je prenais connaissance d’une situation inconcevable, inhumaine à mes yeux. Et surtout, j’entendais un écho sourd de la part du ministre de la Santé. 

On y décrivait la situation de dizaines d’enfants provenant des communautés éloignées et villages nordiques, autochtones en grande partie, mais pas uniquement, qui sont séparés de leurs parents lors d’évacuations médicales visant à leur sauver la vie, dans des avions-hôpitaux non conçus pour accueillir un parent lors du transfert. Une question de sécurité, paraît-il. Les parents n’ont d’autres choix, s’ils en ont les moyens, que de monter à bord du prochain avion commercial vers le sud pour enfin retrouver leur enfant gravement malade. Sinon, ils restent chez eux.

Quand mon plus jeune garçon avait trois semaines de vie, il s’est mis à faire une très forte fièvre. Je me suis précipitée vers l’urgence la plus près. Après plusieurs tests, le médecin, n’identifiant aucune maladie, me dit que parfois ça arrivait et que nous pouvions retourner chez nous. 

Or, on m’avait bien avisée qu’un enfant, avant l’âge de trois mois, n’est pas censé avoir une fièvre aiguë. Toutes les fibres de mon corps me disaient de persister. Quelque chose clochait et je n’étais pas tranquille.

J’ai insisté auprès du médecin pour qu’il fasse d’autres tests. Et une ponction lombaire ? Les tests sanguins ne démontrant aucune trace de méningite, il me dit qu’il était fort improbable que ce soit cela. Fort improbable, ce n’était pas assez. J’insistai, beaucoup. Le médecin accepta finalement de faire le test. On diagnostiqua rapidement une méningite virale à mon fils. J’étais morte de peur, mais au moins, je me trouvais à ses côtés. 

Mon garçon passa sept nuits à l’hôpital et moi aussi, constamment auprès de lui. Je lui parlais, lui caressais doucement le bras, plaçait mon pouce dans sa petite main. Rien au monde, ni personne, n’aurait pu m’en séparer. 

Aujourd’hui, je me rends compte que ce qui m’apparaissait une évidence, un acquis pour tout parent, se veut en fait une chance. Et tout le monde n’a pas la même chance. 

Et si je n’avais pas été là pour insister auprès du médecin ? Si je n’avais pas suivi mon intuition de mère parce que je n’avais pas pu lire dans les yeux de mon enfant ? Si j’avais été à des centaines de kilomètres de distance parce qu’on m’avait refusé l’accès à bord de l’avion-hôpital et que je n’avais pu rejoindre mon bébé parce que j’avais déjà de la difficulté à faire manger ma famille et que l’achat d’un billet d’avion, c’était impensable ?

J’en étais à peu près là dans mes pensées quand je me suis mise à imaginer le pire. Et ce pire, je l’ai lu plus tard dans le poignant témoignage de cette mère infirmière qui travaillait chez les Cris à Chisasibi et qui racontait à La Presse, avec toute sa force et sa fragilité, comment elle a perdu son enfant, Mattéo, quelque part au-dessus de Québec dans son transport d’urgence par avion. Les autorités du Challenger qui transportait son fils avaient refusé de la faire monter. Mattéo est mort seul. À deux ans et dix mois. Parfois, il n’y a pas de mots.

Le Québec est la seule province où les avions-hôpitaux ne sont pas équipés de sièges pour accueillir des parents ou des proches lors de transports aéromédicaux. Les médecins qui ont dénoncé la situation reconnaissent l’importance de la présence des parents auprès de leur enfant, souvent la meilleure et la seule source d’information sur l’état de leur bambin. 

Je ne suis pas une experte, mais je suis une mère. Et il me semble évident qu’un enfant malade a besoin de son père ou de sa mère pour se sentir rassuré, sécurisé et guérir.

Et l’enfant inuk qui se réveillera dans un hôpital de Montréal, seul, incapable de comprendre et de parler ni l’anglais ni le français, ne comprenant pas ce qui se passe, ne reconnaissant aucun des traits des personnes qui l’entourent, n’entendant pas la voix de sa mère ?

Séparer un enfant dans un état critique de son parent se veut tout simplement inexcusable, et ce, peu importe son origine. Parce que ça ne se peut pas que quelqu’un ait un jour décidé que d’ajouter deux ou trois sièges dans ces avions pour que les parents puissent accompagner leur enfant, c’était impossible. Parce que le fait que ça c’est toujours passé ainsi n’est pas une bonne raison pour que ça perdure. Et être « sympathique » aux revendications des parents et des médecins n’y changera rien, monsieur Barrette. Il faut changer l’inacceptable. Parce que ces enfants, parents et villages font aussi partie du Québec.

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